• JEAN CARRIER, MAÎTRE CANOTIER DE POINTE-LÉVY (2010 )

     

     

    Jean Carrier, maître canotier de Pointe-Lévy, et les « bateaux plats » au temps de la Nouvelle-France

     

     

    Par Yvan-M. Roy

     

    (Publié dans La Seigneurie de Lauzon, Automne 2010, No 119)

     

    Il y aura bientôt 150 ans, Philippe Aubert de Gaspé et Louis Fréchette ont inscrit dans la légende le nom d’Edouard Baron, maître canotier à Pointe-Lévy. Puis Joseph-Edmond Roy ajoutait ceux de Guillaume Couture et de Michel Lecours. Aujourd’hui, on se souvient des Normand, Lachance, Bégin et Anderson, des canotiers qui, pour le plaisir du sport, se sont illustrés lors des courses en canot à glace entre Québec et Lévis. Mais qui se souvient de Jean Carrier? Il y a 250 ans, ce canotier avait occupé la fonction de « patron de chaloupe » et de « messager du Roy » pour l’intendant et le général[1][1] des armées. Les lignes qui suivent viendront rappeler le souvenir de ce canotier, présenter l’embarcation qu’il devait commander et révéler le rôle important que les canotiers de Pointe-Lévy ont joué dans la découverte, les communications et la défense de l’ancien Canada.

     

    « Patron de chaloupe » et « messager du Roy »

    Dès son entrée en fonction en 1731, l’intendant Gilles Hocquart veut améliorer les communications terrestres le long du Saint-Laurent. Puis, en 1733, par une commission donnée à Jean Carrier, il confère un statut officiel à celui dont la fonction est de transporter sur le fleuve les principaux officiers du pays et de maintenir les lignes de communication entre les places fortes à l’intérieur du pays :   « A tous ceux qui sur la présente lettre verront salut, nous faisons savoir, qu’étant nécessaire de nommer une personne vigilante, intègre, au fait de la navigation en canot pour servir de patron de chaloupe lorsque M. le Général ou nous aurons à monter à Montréal ou que nous descendrons à Québec comme aussi pour servir en qualité de messager du roy par eau pour porter les dépêches de Monseigneur le Général et les nôtres dans les différents lieux de l’étendue de cette rivière, et sur la connaissance que nous avons de l’expérience du Sr. Jean Carrier qui s’est acquitté jusqu’à présent de ces fonctions à notre pleine satisfaction et celle de nos prédécesseurs, le tout avec probité et zèle pour le service du roy. Nous l’avons établi et établissons par ces présentes Patron de chaloupe et Messager du Roy par eau pour en ladite qualité conduire les canots du Roy toutes les fois que M. le Général ou nous monterons à Montréal ou que nous en descendrons, et pour porter nos dépêches en canot aux dits lieux et partout ailleurs ou il lui sera ordonné par Mons. Le Général ou par nous, et pour jouir par ledit Carrier dudit emploi aux mêmes droits et prérogatives dont jouissent les Patrons de Chaloupe des Vaisseaux du Roy en France à titre d’officier marinier et aux émoluments qui seront par nous réglés pour chaque voyage. Nous demandons à tous les capitaines et officiers de milice des côtes et à tous les maîtres qu’il appartiendra de le reconnaître en cette qualité et de lui faire prêter toute assistance qu’il en a besoin, et pour l’exécution des ordres et commissions dont il sera chargé. En foi de quoi nous avons signé ces présentes et fait contresigner par notre secrétaire, et y avons fait apposer le cachet de nos armoiries. Fait et donné à Québec en notre hôtel le vingt deux avril 1733. »                                                          

    Gilles Hocquart, Intendant du Roy

     

     

     Chaloupe, canot et bateau plat

    Le Dictionnaire pittoresque de marine  de Jules Lecomte (1835) différencie la chaloupe du canot, la première étant la plus forte embarcation que porte un navire, utilisée pour le transport lourd, le canot, plus étroit, servant à établir les communications entre les bâtiments ou avec la terre. Chaloupe et canot sont construits en bois, les membrures courbées se rejoignant à la quille. Tous les deux vont à la voile ou à l’aviron. La chaloupe et le canot se prêtent plus ou moins bien pour toucher terre ou passer des rapides parce que la quille augmente le tirant d’eau. Le bateau plat n’a pas de quille. En 1671, le gouverneur Rémy de Courcelles se rend au lac Ontario en bateau plat. En 1673, Frontenac l’imite avec « deux grands bateaux » à fond plat armés de canons et peints de couleurs inusitées afin de frapper l’imagination des ambassadeurs iroquois venus à Kataraqui (Kingston) pour discuter de paix. En 1752, parti de Québec pour inspecter les forts du lac Champlain, l’ingénieur Louis Franquet fait une description complète et colorée du grand bateau plat que l’intendant Bigot avait mis à sa disposition :

     

    « Ce bateau est plat, peut porter environ huit milliers pesant (4 tonneaux). Dans son milieu est un espace de 5 à 6 pieds en carré, contourné de bancs, garni de coussins bleus, avec des rideaux sur les côtés et couvert d’un tendelet de même couleur au moyen de quoi on s’y trouve confortablement à l’abri du soleil, et même de la pluye. Il était armé de onze rameurs et de deux conducteurs, tous habitants de la Pointe de Lévy, et il y avait un mât propre à porter la voile même un hunier au besoin; d’ailleurs, il était pourvu de vivres, de vin et d’eau-de-vie par les ordres de M. l’Intendant et même d’argent pour faire face aux dépenses journalières du voyage. »

     

    En 1985, la découverte d’un grand bateau plat

    En février 1985, l’excavation précédant la construction du Musée de la civilisation de Québec a permis de découvrir les vestiges d’un grand bateau plat, pointu aux deux extrémités, sans quille, aux formes et dimensions correspondant à celui décrit par l’ingénieur Franquet, soit 35 pieds sur 6 pieds (10,7 mètres  sur 1,83 mètre). À l’époque coloniale, des milliers de bateaux plats ont sillonné les grandes rivières du continent nord-américain. Dans le bassin du Mississippi, le terme français « batteau » sert encore aujourd’hui pour désigner divers types d’embarcations à fond plat. Au Québec, la chaloupe de type « Verchère » s’apparente au grand bateau plat, mais les dimensions sont réduites de moitié. 

     

    Jean Carrier

    En 1733, il y a à Pointe-Lévy deux personnes du nom de Jean Carrier : Jean Carrier II (1682-1749) et Jean Carrier III (1706-1754), descendants de Jean Carrier I (1640-1716) et de Barbe Hallé (1645-1696). Jean Carrier de la deuxième génération a 52 ans et son fils, 28. Selon toute probabilité, c’est Jean Carrier II qui, vu son expérience, reçoit la commission de l’intendant. En 1702, il s’était engagé comme « voyageur » pour la Compagnie de la Colonie (greffe de Chambalon). En 1705, il s’était marié avec Jeanne Samson et, quatre ans plus tard, avait acheté la terre qu’avait précédemment occupée son beau-père Jacques Samson, à la pointe des Pères (aujourd’hui Bienville), directement sous la vue de Québec, à quelque distance au sud-ouest du « trou Jolliet » et de l’église de Pointe-Lévy. Dans son ordonnance, l’intendant Hocquart a bien spécifié ceci : « […] et sur la connaissance que nous avons de l’expérience du Sr. Jean Carrier qui s’est acquitté jusqu’à présent de ces fonctions à notre pleine satisfaction et celle de nos prédécesseurs ».

     

    Un événement marquant, l’attaque de Québec en 1690.

    L’événement le plus marquant survenu dans l’enfance de Jean Carrier se produit en octobre 1690 lors de l’attaque de Québec par Sir William Phips, gouverneur de Boston. L’on y trouve la raison principale expliquant pourquoi les dirigeants du pays avaient recours à l’expertise des canotiers de Pointe-Lévy. Au début d’octobre 1690, le gouverneur Frontenac se trouve à Montréal pour préparer l’hivernement des troupes coloniales. En son absence, le major Prévost, qui assure la défense de Québec, apprend qu’une flotte anglaise composée d’une trentaine de navires a quitté Boston avec l’intention d’attaquer Québec. Sans tarder, Prévost écrit, le 7 octobre, un message qu’il fait porter à Frontenac par le moyen d’un canot. Trois jours plus tard, Frontenac reçoit le message et n’y porte pas plus d’empressement qu’il ne faut. Mais le lendemain, un second canot, de nouveau envoyé par Prévost, lui apporte l’information selon laquelle la flotte ennemie est rendue à Tadoussac et qu’elle menace de se trouver devant la ville sous peu.

     

    Frontenac donne alors l’ordre au gouverneur de Montréal de laisser un minimum de troupes pour défendre Montréal, de prendre des bateaux plats et de descendre à Québec avec le plus de soldats et de miliciens qu’il peut rassembler le long des côtes en cours de route. Le 15 octobre, Phips jette l’ancre devant Québec. Le jour suivant, il envoie un messager pour proposer la capitulation. Frontenac, qui est de retour, répond à l’émissaire : « Je n’ai point de réponse à faire à votre général que par la bouche de mes canons et à coups de fusil. »

     

    Frontenac donne des ordres formels aux capitaines des milices de Beaupré, d’Orléans, de Beauport et de Pointe-Lévy. Ils doivent rester dans leurs localités, suivre la flotte ennemie sur la rive en tout temps et s’opposer par les armes à tout débarquement, ce qu’ils font. Le 18 octobre, Phips ordonne un débarquement à Beauport et se met à bombarder la basse-ville à partir des vaisseaux. L’attaque se termine par un échec. Avant de retrourner à Boston, Phips veut proposer un échange de prisonniers. Il a à son bord la famille de Louis Jolliet, qu’il a capturée près de Tadoussac. Frontenac prévient Phips qu’il ferait un mauvais parti à tout nouvel émissaire. Phips jette l’ancre dans la grande anse derrière la Pointe-Lévy (aujourd’hui Anse Guilmour) où ses navires se trouvent cachés à la vue de Québec. Il fait alors débarquer une prisonnière, Marie Couillard-Bissot, belle-mère de Jolliet, pour qu’elle porte une proposition à Frontenac. En ce temps là, Guillaume Couture commande encore les miliciens de Pointe-Lévy. C’est lui qui, en 1648, avait construit la maison de ses voisins, les Couillard-Bissot. C’est probablement Couture qui réquisitionne canots et canotiers pour permettre à Marie Couillard de traverser le fleuve pour déposer devant Frontenac la proposition de Phips.

     

    Frontenac charge alors La Vallière, capitaine de ses gardes, de se rendre à terre à proximité de l’endroit où l’amiral a jeté l’ancre. Phips libère 18 prisonniers, Frontenac en fait autant. Les sources indiquent que La Vallière rentre à Québec le jour après l’échange. Lorsque tout est terminé et que les bateaux ennemis ont quitté Pointe-Lévy, la population a-t-elle célébré la victoire en compagnie des capitaines Couture et La Vallière? Certains auteurs soutiennent qu’en 1663, La Vallière a accompagné Couture quand le gouverneur d’Avaugour lui avait confié le commandement de 44 canots pour aller à la découverte de la baie d’Hudson. À l’époque des événements de 1690, Jean Carrier, alors âgé de huit ans, vit avec sa famille sur la dernière terre qui ferme la grande anse où a eu lieu l’échange de prisonniers (aujourd’hui Pointe-de-la-Martinière). Trois arpents à l’ouest, on retrouve Michel Lecours, « un grand voyageur… il accompagna les troupes dans presque toutes les expéditions contre les Iroquois » . Michel Lecours est sans aucun doute le premier maître qui a introduit le jeune Carrier au métier de canotier « voyageur ».

     

    La carte de Villeneuve de 1694

    En 1694, l’ingénieur Robert de Villeneuve publie à Paris une carte servant à interpréter l’attaque de 1690. Dans le bassin de Québec, la carte fait voir 34 navires. Autour du bassin, Villeneuve a inscrit le nom de plusieurs censitaires. À Pointe-Lévy, il a inscrit trois noms, soit ceux de Louis Bégin, de Jacques Samson et de Pierre Loiseau, ce qui permet d’avancer que ces derniers ont joué un rôle lors des événements, possiblement dans l’affaire des deux canots envoyés à Montréal par le major Prévost pour prévenir Frontenac de l’imminence de l’attaque anglaise contre Québec.

     

    Au service de la science

    Le naturaliste suédois Peter Kalm séjourne au Canada en 1749. Il demeure à Québec environ 40 jours. Voici un extrait de l’état des dépenses faites par l’intendant François Bigot pour le transport de Peter Kalm :

    « Payé à divers habitants qui l’ont mené en canot… de Québec à la baye St-Paul…358 livres »

    « Payé à divers habitants qui l’ont conduit en canot de Québec à Montréal…180 livres ».

     

     

    La «  traverse » de Pointe-Lévy en 1754

    Le 17 juin 1754, une chaloupe chavire en pleine nuit dans le bassin de Québec, entre la Pointe-à-Carcy et Pointe-Lévy. Les naufragés invoquent Sainte-Anne. Deux jeunes filles se noient. Trois autres personnes sont secourues. Les rescapés font peindre une toile en « ex-voto » qu’ils vont porter au sanctuaire de Beaupré en reconnaissance pour faveur obtenue. Le peintre a illustré la scène : au centre du bassin se trouvent les naufragés; à l’avant-plan, la Pointe-à-Carcy; à gauche, Beauport; à l’arrière-plan, l’île d’Orléans; à droite, Pointe-Lévy, avec des bâtiments sur la terre seigneuriale, l’église, le « trou Jolliet » et la grève d’où Jean Carrier partait avec ses équipiers pour aller servir l’intendant ou le général  de l’armée. La toile reproduit « la traverse », où les canotiers de Pointe-Lévy ont exercé leur métier pendant plus de deux siècles.

     

    Canotiers, bateaux plats et autres guerres

     Le 24 juillet 1758, Michel Bégin, fils du capitaine de milice Etienne Bégin, petit-fils de Louis Bégin mentionné précédemment, se voit donner par le général Montcalm un certificat attestant qu’il a reçu, lors de la sortie des retranchements à Carillon (Ticonderoga, New York), un coup de fusil lui ayant fracassé l’humérus. La blessure fait de lui un héros tout en mettant fin à sa carrière de canotier. Montcalm lui donne 100 livres et la recommandation qui suit : « Je prie M. l’Intendant d’avoir tel égard qu’il jugera à propos pour gratifier ce Canadien. »

                                                                          

     Fin octobre 1775, le colonel Benedict Arnold fait ramasser tous les bateaux et canots qu’il peut à Pointe-Lévy pour traverser son détachement au nord, du côté de Québec. Seize ans auparavant, le général Wolfe avait utilisé de grands bateaux plats pour débarquer son armée à l’Anse-aux-Foulons, sous les plaines d’Abraham.

     

     Conclusion

     

    Ce bref aperçu nous révèle le lien de confiance que les dirigeants de l’ancien Canada éprouvaient envers les canotiers de Pointe-Lévy, les endroits où ils étaient appelés à transporter personnes et messages et les services rendus en temps de paix et lors de conflits. De plus, l’exercice rappelle l’utilité du « grand bateau plat », une embarcation tombée dans l’oubli, ayant deux fois les dimensions d’une chaloupe « Verchère » et dont l’usage était répandu sur les principales voies navigables du continent. Enfin, les documents d’époque indiquent que, pour le XVIIIe siècle, dans la légende des canotiers de Pointe-Lévy, le nom de Jean Carrier devrait être inscrit en lettres d’or avec ceux de Guillaume Couture, de Michel Lecours et d’Édouard Baron.

     

     

    Bibliographie :

    Hocquart, Gilles, Bibliothèque et archives nationales du Québec, O3Q-E1,S1,P2540.

    Bourget-Robitaille, Gaétane, Terrier de la seigneurie de Lauzon, Lévis, 2005.Dictionnaire biographique du Canada, [en ligne], www.biographhie.ca/index.

    Lecompte, Jules, Dictionnaire pittoresque de Marine, Paris 1835.

    Franquet, Louis, Voyages et mémoire sur le Canada, Québec, 1889.

    Myrand, Ernest, Sir William Phips devant Québec, Québec, 1893.

    Roy, J.-Edmond, Histoire de la Seigneurie de Lauzon, Lévis, 1895-1900.

    Roy, Léon, Les premiers colons de la rive sud du Saint-Laurent, Lévis, 1984.

    Roy, Pierre-Georges, La traverse entre Québec et Lévis, Lévis, 1942.

    Roy, Pierre-Georges, Les petites choses de notre histoire, Lévis, 1919.

    Sanguinet, M., L’invasion du Canada par les Bastonnois, Québec, 1975.

     


     


    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :