• L'ÉPARGNE OUVRIÈRE À LÉVIS AVANT 1900 (2005)

    L’ÉPARGNE OUVRIÈRE À LÉVIS AVANT 1900, ET LES PIONNIERS OUBLIÉS DE NOTRE HISTOIRE ÉCONOMIQUE

      Par Yvan-M. Roy       (La Seigneurie de Lauzon, No 98, Été 2005)

     Nous avons déjà présenté l’histoire de quelques anciennes sociétés mutuelles1 qui offraient aux ouvriers de Lévis des secours en cas d’accident, de maladie ou de décès. Notre projet serait incomplet sans présenter une histoire de l’épargne ouvrière dans la ville qui a vu naître la première société coopérative d’épargne et de crédit en sol nord-américain. L’article qui suit précise quand, comment et par qui l’épargne ouvrière a débuté à Lévis. On y découvre le « chaînon manquant » qui nous rattache aux pionniers canadiens de l’épargne ouvrière.

     Au début, la société « Aide-toi, le ciel t’aidera » 

     C’est bien en 1900 à Lévis que la coopération en tant que principe d’entraide a pris racine en Amérique du Nord. Toutefois, l’idée d’entraide n’était pas nouvelle. À Montréal, en 1834, l’éditeur Ludger Duvernay avait fondé une association du nom de société « Aide-toi, le ciel t’aidera ». La principale réalisation de cette société fut d’organiser la première fête de la Saint-Jean-Baptiste avec l’objet de regrouper les Canadiens d’origine française autour d’objectifs communs. Les troubles politiques de 1837-38 au Bas-Canada mirent un frein aux activités de la jeune société. Comme l’élite de Montréal s’était compromise dans la rébellion, le mouvement fut relancé à Québec en 1842 alors qu’un groupe de citoyens « bien en vue » prit la relève pour célébrer la Saint-Jean. L’année suivante, Montréal reprenait les célébrations. Le petit peuple « sans histoire » relevait la tête.

     La Caisse d’épargne de Québec et les épargnes du pauvre ouvrier 

     À ses débuts, la Société Saint-Jean-Baptiste de Québec comptait le docteur Olivier Robitaille comme secrétaire-trésorier. Le 21 mai 1848, Robitaille et quelques amis2 de la Société Saint-Vincent-de-Paul fondèrent la Caisse d’épargne de Notre-Dame de Québec. De 1849 à 1855, Robitaille présida la caisse et François Vézina3, jeune comptable de Québec, fut secrétaire-trésorier. Le but de la caisse était la création d’ « un établissement de bienfaisance destiné à recevoir les épargnes du pauvre ouvrier et à développer chez les classes laborieuses le goût de l’économie. »4 En 1855, Caisse d’épargne fut incorporée sous le nom Caisse d’économie de Notre-Dame de Québec. Robitaille et Vézina furent continués dans leurs fonctions. 

    La Société de construction de Québec 

    D’autre part, Olivier Robitaille occupait depuis 1849 la vice-présidence de la Société de construction de Québec, une société d’épargne et de prêt immobilier. En 1852, François Vézina recommanda la création d’une nouvelle entreprise sous le nom de Société de construction permanente de Québec. Contrairement à la première société, la seconde offrait à ses actionnaires une vie corporative à durée indéterminée.

    La Banque Nationale 

    De par ses statuts, la Caisse d’économie de Notre-Dame ne pouvait répondre aux besoins des affaires. Un groupe d’hommes influents forma alors le projet d’une banque pour répondre aux besoins du commerce et de l’industrie. En 1860 le groupe fonda la Banque Nationale qui débuta ses opérations5 présidée par Oliver Robitaille et dirigée par François Vézina.6 Le lecteur aura remarqué que François Vézina était le gestionnaire principal des trois institutions que le peuple de Québec s’était données pour venir en aide aux pauvres, aux ouvriers, aux commerçants et industriels francophones. En 2002, l’historien Serge Goudreault écrit : « François Vézina participe donc à toutes les luttes pour doter le milieu d’affaires francophone de la ville de Québec d’institutions indispensables à sa progression. »7

     Le Saint-Laurent et les épargnes du pauvre, du riche et de l’ouvrier aisé 

    Avec l’arrivée du chemin de fer en 1854, Lévis était devenu un important centre d’immigration, de commerce et d’industrie. Toutefois, il n’y avait là à cette époque aucun comptoir bancaire. La population était captive des institutions situées à Québec et la classe des commerçants et industriels devait traverser le Saint-Laurent pour bénéficier des services financiers. Les principales banques de Québec étaient sous le contrôle du capital anglo-saxon.

    Dans l’édition du Canadien du 16 mars 1853, un citoyen de Lévis8 avait pour la première fois réclamé un comptoir bancaire. En 1858, Léon Roy, notaire à Lévis, prit l’initiative de faire circuler et transmettre à la Caisse d’Économie de Québec une requête signée par « les bons citoyens de Lévis ». On y demandait l’établissement d’une succursale à Lévis. La réponse9 de la Caisse d’économie parvint au notaire Roy sous la plume de François Vézina :

    Caisse d’économie de Notre-Dame de Québec,  8 septembre 1858

    Léon Roy, écuyer, N.P. , Notre-Dame de Lévis

    Monsieur,

    La requête de Monsieur Déziel et autres, au sujet d’une succursale de  la Caisse D'économie dans votre paroisse a été soumise devant le Bureau des Directeurs. Messieurs les Directeurs me prient de vous transmettre leurs sincères remerciements.

    Ils eussent été heureux de faire un nouvel effort de philanthropie dans votre paroisse pour y propager l'esprit de prévoyance et d'économie, mais ayant des doutes sur la légalité pour eux, d'établir une succursale, ils regrettent infiniment d'être forcés de décliner votre demande.   

    Ils ne voient qu’un moyen de faire réussir votre profit, et voici comment :

     M. le curé et quelques autres personnes avec lui pourraient se rendre responsables envers les déposants, et la Caisse d’Économie pourrait recevoir de ces Messieurs, et en leurs noms toutes sommes qui seraient apportées, et pour lesquelles la Caisse allouerait le plus d’intérêt possible.

     La responsabilité que ces messieurs prendraient ne serait pas bien grande, vu que vous avez l’intention de ne prendre que des petits dépôts des pauvres : le riche ou l’ouvrier aisé pouvant toujours traverser le fleuve pour se rendre à la Caisse d’économie.

     J’ai l’honneur d’être, Monsieur, votre humble serviteur.

    F. Vézina, sec.-trés.             C.E.N.D.

    Nouvelle demande 

     Ce n’était évidemment pas la réponse attendue. Le 1er mai 186410, les citoyens revinrent à la charge, curé Déziel en tête, en demandant aux conseillers de Lévis d’autoriser Léon Roy, secrétaire-trésorier de la ville, à ouvrir une caisse d’économie « pour favoriser la classe ouvrière ».11 La requête n’eut pas de suite, toujours encore vraisemblablement pour des raisons de légalité. Les ouvriers de Lévis continuèrent alors à pratiquer l’épargne « du bas de laine ».

     La Caisse d'économie de Notre-Dame et les petites économies du travailleur de Lévis 

     Finalement, le 18 mai 1868, la Caisse d’économie de Notre-Dame de Québec ouvrit une succursale à Lévis. Lors du discours d’ouverture, le caissier (directeur) François Vézina décrivit la nature et les buts de la caisse, ainsi que les bénéfices que le modeste travailleur pouvait espérer en déposant des économies à l’institution financière :

     « Ces caisses d’épargnes ne sont pas, à proprement parler, des institutions de crédit; elles n’ont pas mission de fournir un capital à ceux qui en sont momentanément privés, mais bien de faciliter l’accumulation du travail, d’encourager l’économie, de réunir les plus petites épargnes pour les transformer en un capital productif. Tout travailleur, si modeste que soit la rémunération de ses efforts, peut et doit même aux prix de certaines privations, mettre en réserve, une fois ou autre, une partie de ses profits afin de se former un fonds auquel il puisse recourir en cas de chômage, d’accident ou de maladie…elles (les caisses d’épargnes) recueillent ces petites économies du travailleur qui accumulées avec celles de beaucoup d’autres, forment un grand capital qui profite avantageusement pour le déposant et augmente ainsi ses moyens d’existence…Telle est l’action de la Caisse d’économie de Notre Dame de Québec, fondée en (21) mai 1848. »12 

     La Société de construction permanente de Lévis 

     L’année suivante, le 27 avril 1869, Léon Roy fondait la Société de construction permanente de Lévis sur le modèle de la Société de construction permanente de Québec. La moitié des 141 actionnaires fondateurs était des ouvriers exerçant dans une trentaine de métiers.13 Le projet collectif d’épargne visait un objectif de 76 800$, un montant actualisé à 4,5 millions en dollars 2005.

     En moins de 10 ans, la société de construction devint le principal prêteur immobilier de Lévis. Au cours des ans, des centaines d’ouvriers apprirent les vertus de l’épargne et purent se bâtir maisons grâce aux prêts de la société. En 1879, l’actif était de 128 000 $14, un montant qui permettait la construction ou le financement d’environ 150 maisons d’ouvriers.

     La Caisse d’économie de Québec affichait en 1876 un actif de 3 000 000 $, soit près de 175 000 000 $ en dollars courants. Les fonds que la Caisse d’économie récoltait à Lévis n’étaient pas systématiquement réinvestis localement. Les épargnes déposées à la Société de construction permanente de Lévis profitaient directement à la communauté de Lévis. C’était l’application stricte du principe de l’épargne locale (ouvrière) mise au profit des intérêts (ouvriers) locaux.

     Léon Roy et les premiers visionnaires du Québec moderne 

      À l’époque où il étudiait le droit chez le notaire Joseph Laurin15 de Québec, Léon Roy était membre de la Caisse d’économie de Saint-Roch. En 1850, son nom figure comme membre fondateur de la Société de construction de Québec16. C’est là qu’il fit probablement la connaissance de François Vézina. Léon Roy fut admis au notariat en mai 1852. En 1853, en ouvrant son étude à Lévis, le jeune notaire s’engagea dans le développement de la communauté où il occupa les fonctions suivantes : secrétaire de la municipalité scolaire d’Aubigny (1854), premier secrétaire-trésorier de Lévis (paroisse-1855), premier secrétaire de la conférence Saint-Vincent-de-Paul (1856), premier secrétaire-trésorier de Lévis (ville-1861). Lorsqu’en 1869 il fonda la Société de construction permanente de Lévis, Léon Roy y transportait l’esprit d’entraide et d’initiative des visionnaires de Montréal et de Québec, les Duvernay, Laurin, Robitaille et Vézina. L’histoire a pratiquement oublié ces piliers de notre organisation économique.

     Le chaînon manquant qui rattache la Caisse populaire de Lévis à la Caisse d'épargne de Notre-Dame de Québec

     En 1870, Léon Roy engagea Théophile Carrier, jeune diplômé du cours commercial du Collège de Lévis, pour tenir la comptabilité de la Société de construction permanente de Lévis. En décembre 1886, Roy étant décédé, Carrier succéda comme secrétaire-trésorier.17 En 1889, Alphonse Desjardins devint actionnaire et administrateur de la Société de construction permanente de Lévis. En 1896, Desjardins quitta la société après avoir essuyé deux échecs aux élections du conseil.18 Nés à Lévis tous deux en 1854 à un mois d’intervalle, Desjardins et Carrier s’étaient côtoyés sur les bancs de l’école primaire et ceux du cours commercial au collège local.

     Le 6 décembre 1900, en étant le premier civil à signer les statuts de la Caisse populaire de Lévis, Théophile Carrier acceptait de mettre ses 30 années d’expérience du milieu bancaire au profit de la première société coopérative d’épargne et de crédit du continent nord-américain. Dans les temps héroïques (1901-1906) de la première caisse, Carrier fut gérant substitut lors des absences prolongées de M. Desjardins, supervisant ainsi le travail de l’unique employée, Dorimène Desjardins. De 1902 à 1932, il siégea à la présidence de la commission de crédit.

     Bref, le grand mérite de Théophile Carrier est d’avoir accepté de mettre la connaissance et l’expérience qu’il avait de l’épargne ouvrière au service d’un projet aux aspects tout à fait révolutionnaires. Pour cette raison, nous considérons que Théophile Carrier est ce « chaînon manquant » qui rattache Alphonse Desjardins aux piliers oubliés de l’épargne ouvrière en milieu francophone canadien, les Olivier Robitaille, François Vézina et Léon Roy.

     Notes 

      

         1) Voir La Seigneurie de Lauzon, nos 64, 67, 68, 69, 79, 89 et Revue du Notariat, février 1997. (Note de la SHRL : Les articles publiés dans La Seigneurie de Lauzon par M. Roy seront reproduits dans le site Web de la SHRL.)

       2) Dont Jean Chabot, F.-X. Méthot, P. Dorion, François Vézina, A.-B. Sirois, F. Bois, D. Dussault et A. Amyot.

       3)  En 1840, Vézina gradua avec Joseph Painchaud au Petit Séminaire de Québec. Painchaud alla étudier la médecine à Paris. Au retour, il contribua à fonder neuf conférences de la Société-Saint-Vincent-de-Paul, un organisme caritatif d'origine parisienne fondée quelques années auparavant et dont les buts étaient de soulager la misère des pauvres et des déshérités.

       4)François Vézina, Caissier de la Banque Nationale, par J.-C. Langelier, C. Darveau, Québec, 1876, p.7

       5) Le premier comptoir de la Banque Nationale(BN) était logé dans l’édifice de la Caisse d’Économie, 1, rue Saint-Jean.

        6) Le tandem dirigea la BN pendant 20 ans. En 2004, la BN avait un actif de 89$ milliards.

        7) Les premières sociétés de prêt hypothécaire de la ville de Québec (1849-1873), Serge Goudreau, Groupe de recherches sur l’histoire des institutions financières, http://www.callisto.si.usherb.

        8) Dans une note manuscrite dont nous avons pris connaissance, l’historien Joseph-Edmond Roy (1858-1913) affirme qu’il s’agit de Léon Roy (1824-1886), son père.

        9) Transcription manuscrite par Joseph-Edmond Roy, non publiée.

      10) Dans le calendrier liturgique romain, le 1er mai est la fête dédiée à Saint-Joseph, ouvrier.

      11) Dates Lévisiennes, P.-G. Roy, Lévis, 1932, Vol. 1, p. 186

      12) François Vézina, Caissier de la Banque Nationale, par J.-C. Langelier, C. Darveau, Québec, 1876, p.15

      13) Quatre femmes et six enfants mineurs faisaient également partie du nombre.

      14) Soit 7 425 000 $ en dollars courants.

       15) En 1847, le notaire Joseph Laurin avait initié la première loi sur le notariat canadien. 

       16) Le 27 mars 1850, Roy avait fait un premier dépôt de 1 shilling pour l’acquisition de la 364e action de la Société de construction de Québec. Carnet de dépôt en notre possession où figurent les inscriptions portant les initiales WK (William Kimlin) et FV (François Vézina) 

      17) Carrier demeura à cette fonction jusqu’à la liquidation de la société en 1910.

      18) Procès-verbaux, assemblées générales, Société de construction permanente de Lévis, 28 mai 1894, 25 mai 1896.


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