• COMMUNICATIONS PAR FEUX ENTRE l'ILE VERTE ET POINTE-LÉVY (1989)

    LE SYSTEME DE COMMUNICATION OPTIQUE DE L’ANCIEN CANADA *  

     

    Par Yvan-M. Roy

    La Seigneurie de Lauzon, Vol. 35, Automne 1989.

     

    Au début des années 1700, les autorités du gouvernement canadien prenaient chaque année des mesures pour connaître d'avance la nationalité des navi­res qui entreprenaient la remontée du fleuve Saint-Laurent. Des décou­vreurs postés loin en aval de Québec devaient identifier les navires et avertir la capitale en cas d'invasion maritime.

    Les signaux et les feux

    A la fin de chaque saison de navigation, le gouverneur du Canada prévenait le ministre de la Marine des signaux que devaient montrer chaque commandant de navire au cours de la saison suivante. A l'automne 1711, le gou­verneur Vaudreuil écrivit donc au ministre la recommandation suivante: "J'ay l'honneur de joindre icy, Monseigneur, des signaux que je vous prie d'ordonner aux bâtiments qui viendront en ce pays l'année prochaine... C'est, Monseigneur, de mettre un pavillon rouge au mât de perroquet d'avant et de tirer un coup de canon de temps en temps, quand ils seront dans les lieux où nos découvreurs ont coutume d'être..." (1).

    Les découvreurs étaient généralement postés à l'Ile Verte, une localité de la rive droite à plus de 200 kilomètres en aval de Québec. En cas d'aler­te, un courrier devait gagner la capitale pour porter la nouvelle. Les autorités trouvèrent qu'au moyen de feux, la nouvelle serait transmise plus rapidement encore. Ce sont des événements survenus en 1744, en 1759 et en 1776 qui nous ont permis de constater l'originalité du sys­tème.

    La guerre de succession d'Autriche

    En 1744, le Canada était menacé d'invasion à l'occasion de la guerre qui opposait les souverains européens sur la question de la succession au trône d'Autriche. Les habitants de nombreux villages de la Côte-du-Sud furent gardés sur un pied d'alerte. Le 27 juillet, le système de commu­nication fut activé... par erreur. La méprise fut inscrite dans les re­gistres officiels sous les termes suivants: "A minuit, il y a eu une fausse alarme sur la venue d'une flotte anglaise. Les feux qui avaient été donnés pour signaux ont été allumés par méprise par un faux feux qui parut au Cap St-Ignace" (2).

    * Ce texte a été rédigé à la demande du docteur Pierre-André Bélanger, professeur à la faculté des Sciences de l'Université Laval, pour ser­vir dans le cadre du cours FIBRES OPTIQUES donné à la session d'au­tomne 1989.

     

    La guerre de la Conquête anglaise

    Au cours de la guerre de Sept Ans, les Anglais entreprirent à nouveau de conquérir le Canada. Le projet d'invasion maritime se concrétisa au printemps de 1759. Un blocus du fleuve fut établi à partir du mois de mai. Le 19 juin, à bord du "Good Will", le capitaine John Knox fai­sait route entre le Bic et l'Ile-aux-Coudres. Il écrivit dans son jour­nal de campagne les principaux événements du jour dont ce qui suit à propos des feux de communication: "We see large signal-fires everywhere before us; Mr Durell's squadron, and the island of Coudre are just dis­cernable" (3).

    Les écrits français de cette époque nous permettent de constater que les feux de la Côte-du-Sud étaient activés tous les soirs pour signaler la progression de l'ennemi: "Le 24, à minuit, on alluma des signaux à la Pointe-Lévy pour annoncer l'approche de l'ennemi, et les canons de la ville répétèrent le signal" (4). Deux courriers vinrent confirmer le jour même les avis des signaux (5). Le village de la Pointe-Lévy, devant la ville de Québec, était le dernier maillon de la chaîne des feux.

    La flotte anglaise commença à faire relâche entre Pointe-Lévy et Saint-Laurent le 26 juin. Partie le 4 juin de Louisbourg, elle totalisait plus de 150 navires. Pour les observateurs en poste à la Pointe-Lévy, c'était une véritable forêt de mâts, du jamais vu. A bord du "Good Will", le capi­taine Knox observait à la lunette et décrivait ce qu'il voyait: "The country people, on the south shore, are removing their effects in carts, and conducting them, under escorts of armed men, to a greater distance" (7).

    Ceci indique qu'à peine les cendres des feux refroidies, les villageois de la Côte-du-Sud cherchaient le salut dans l'exil. Le 27 juin, un violent orage se déclara sur la fin de l'après-midi. Plusieurs navires anglais furent sérieusement endommagés. Un écrit français nous a permis d'iden­tifier le responsable des communications pour la localité de Pointe-Lévy: "A 7 heures  du soir, nous apprenons par un homme envoyé par Baptiste Carié qu'un vaisseau anglais avait échoué sur l'Isle d'Orléans à 4 heures pendant l'orage" (8). Les documents d'époque révèlent que Jean-Baptiste Carrier avait, en 1759, le grade de capitaine et qu'il commandait la com­pagnie de milice de Saint-Joseph-de-la-Pointe-de-Lévy (9). C'est donc cet officier du corps de la milice canadienne qui avait en dernier lieu la responsabilité de faire transmettre à Québec les signaux qui prove­naient d'en bas sur le Saint-Laurent (10).

    La guerre de la Révolution américaine

    Quinze ans s'étaient à peine écoulés depuis la chute de Québec lorsque survint, à l'automne de 1775, une autre invasion du Canada, cette fois par les troupes du Congrès de Philadelphie. Le 31 décembre, l'assaut donné contre la capitale fut repoussé. Durant l'hiver de 1776, les trou­pes américaines poursuivirent le siège de la ville. Les Canadiens des campagnes n'avaient pas voulu s'engager ni pour la cause du roi d'Angle­terre, ni pour celle des colonies rebelles. Au printemps de 1776, le commandement américain voulut être averti du moment où les premiers na­vires anglais chercheraient à remonter le fleuve après le départ des glaces. L'ordre fut donné aux officiers de la milice canadienne des villages de la Côte-du-Sud de faire bâtir des feux et de rétablir l'an­cien système de communication. Dans les premiers jours de mai, la "Surprise", l'"Isis" et le "Martin" remontaient le fleuve pour porter secours à la capitale. Les Canadiens allumèrent les feux pour trans­mettre la nouvelle aux Américains. Le siège fut levé. Par la suite, le gouverneur Carleton ordonna la tenue d'une enquête pour connaître le détail des agissements des Canadiens durant le séjour des Américains. Au début du mois de juillet suivant, les commissaires Baby, Taschereau et Williams parcouraient les paroisses du gouvernement de Québec. Le procès-verbal de l'enquête est révélateur quant aux localités où ces feux étaient bâtis, aux personnes qui en avaient la charge, ainsi qu'au nombre de feux érigés à chaque endroit (11):

    "(Saint-Michel) - Cette paroisse a été généralement opposée aux ordres du Roy et affectionnée au parti des rebels.

    N.B.   On alluma trois feux dans cette paroisse pour le signal que les bâtiments montaient" (1776.07.07).

    "(Saint-Vallier) - Le dit Pierre Bouchard a eu la bassesse de faire com­mander par ordre des rebels aux habitants vers la fin d'avril dernier d'apporter du bois pour faire trois feux qui devaient servir de signal aux rebels pour les prévenir s'il montait des vaisseaux. Il a aussi commandé trois hommes armés par jour pour en être les gardiens pen­dant quatre ou cinq jours. Il n'y en a eu qu'un d'allumé et consumé" (1776.07.08)

    "(Berthier) - C'est lui (Joseph Morency) qui a commandé pour faire les feux qui servaient de signaux; presque tous les habitants de cette paroisse ont fait et gardé les dits feux" (1776.07.08)

    "(Saint-Jean-Port-Joly) - Les feux ont été faits et gardés par le comman­dement du capitaine Chouinard" (1776.07.12)

    "(Saint-Roch) - Par ordre du sieur Clément Gosselin (12), la paroisse a fait trois feux pour servir de signal aux rebels à l'occasion des vais­seaux" (1776.07.13)

    "(Rivière-Ouelle) - Mais (l'aide-major Pierre Boucher) a eu la faiblesse, après cette (bonne) conduite, de commander par ordre des rebels soit en corvée ou pour les feux... les feux ont été faits et gardés par ordre de Bazil Dubé comme dans les autres paroisses" (1776.07.14)

     

    5

    "(Kamouraska) - Il (le capitaine Alexandre Dionne) a fait faire des feux servant de signal. Nous avons cassé Benjamin Michaud, capitane de la se­conde compagnie, pour avoir fait faire et garder les feux de son dis­trict" (1776.07.16).

    Il aurait été intéressant que le procès-verbal ait pu contenir des infor­mations permettant de découvrir ce qu'était le code des signaux. Ce type d'information n'intéressait probablement pas la justice. Nous pouvons penser que le nombre de feux, l'ordre et les délais dans lesquels ils étaient allumés pouvaient avoir une certaine importance.

    Conclusion

    Au Canada, le développement des communications par signalisation optique n'est pas un phénomène nouveau. Déjà au XVIIIe siècle, les dirigeants canadiens avaient établi en aval de la capitale du pays une chaîne de feux pour servir à communiquer l'arrivée de navires ennemis. Dans chaque paroisse de la Côte-du-Sud, les feux, au nombre de trois, étaient montés et gardés sous le commandement du capitaine de la milice locale. C'est ce dernier qui était le responsable de la transmission des signaux. La Côte-du-Sud comptait alors 13 compagnies de milice établies sur la rive du fleuve entre l'Ile Verte et Pointe-Lévy, dernier maillon de la chaîne des feux. Le temps de transmission était légèrement supérieur à deux heures. Ainsi, chaque soir pendant la saison de navigation, dans chacun des villages, une garde veillait et attendait le signal de l'alarme (13). Au Château Saint-Louis à Québec, c'est à minuit, au changement de la garde, que les sentinelles devaient porter leurs regards du côté de la Pointe-Lévy afin de capter le signal des feux. Les événements survenus dans le gou­vernement de Québec en 1744, 1759 et 1776 ont indiqué l'existence d'un système de communication optique qui servait alors à assurer la défense du Canada.

     

    Bibliographie et notes explicatives  

    (1)               Roy, P.G., Rapport de l'Archiviste du Québec, 1946-47, p. 460, M. de Vaudreuil au Ministre.

    (2)               Roy, J.E., Histoire de la Seigneurie de Lauzon, Mercier éd., Lévis, 1898, vol. 2, p. 178, et Jugements du Conseil Souverain, vol. 28, p. 68.

    (3)               Knox, J., The Siege of Quebec, Pendragon House, Mississauga 1980, p. 125.

    (4)               Ci-haut, note 2, p. 268, et Documents de Paris, Collection New York, vol. X, p. 994.

    (5)               Ci-haut, note 2, p. 268, et Journal de Malartic, p. 235.


     

     

    (6)                   Ci-haut, note 3, pp. 120-121.

    (7)                   Ci-haut, note 3, p. 128.

    (8)                   "Journal (anonyme) du siège de Québec", Roy, P.G., Rapport de  l'Archiviste du Québec, 1920-21, p. 156.

    (9)                   "Le Canada militaire", Roy, A., Rapport de l'Archiviste du Québec, 1949-51, p. 317.

    (10)           Parvenue au quartier général, l'information était alors analysée, puis, selon son importance, transmise par la voie d'un "messager par eau" à ceux qui assuraient la défense des autres fronts. Ainsi parvint, le 17 juin 1759, au commandement du lac Champlain, cette nouvelle relatant les événements survenus à Québec entre le 3 et le 8 juin 1759: "Dans l'instant arrive un courrier de St-Barnabé. Il nous apprend que la frégate annoncée le 27 may est restée mouil­lée au haut de l'Isle du Bic, que le 28 dans le cours de la journée il a paru 2 navires, 1 frégate, un sénault et une goglette, que la frégate a mis pavillon bleu avec croix rouge et blanche. Mr Cadet présume que ce pourrait être son corsaire la "Victoire" qui devait convoyer les vivres, mais il y a plus d'apparence que ce soit des Anglais" - "Journal militaire tenu par Nicolas Renaud d'Avène des Méloizes", Roy, P.G., Rapport de l'Archiviste du Québec, 1928-29, p. 36.

    (11)             Roy, P.G., Rapport de l'Archiviste du Québec, 1927-28, pp. 473 à 499, et 1929-30, pp. 138-140.

    (12)             Clément Gosselin rejoindra les rangs de l'armée américaine; à la fin des hostilités, il détiendra le grade de major, ayant pris part à plusieurs des batailles héroïques de la révolution.

    (13)           André Carrier, sergent de milice en 1759, fut à notre avis le res­ponsable chargé de veiller à la réception des signaux pour la Pointe-Lévy. La terre des premiers Carrier à la Pointe-de-la­Martinière présente un point de vue permettant de voir jusqu'au Cap Saint-Ignace, soit bien au-delà de Beaumont, Saint-Michel, Saint-Vallier, Berthier et Saint-Thomas de Montmagny. Cette terre porte le numéro 15v dans le terrier établi par Léon Roy. Ci-haut, note 9, p. 318, et Roy, L., Les premiers colons de la  rive sud du Saint-Laurent, de Berthier (en bas) à Saint-Nicolas, Société d'histoire régionale de Lévis, Lévis 1984, pp. 48-49.

     

     


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