• ÉTÉ 1759, BOUCLIERS HUMAINS À POINTE-LÉVY (1995)

    LORS DE LA CONQUÊTE DEVANT QUÉBEC, DES BOUCLIERS HUMAINS
    POUR PROTÉGER LA FLOTTE ANGLAISE
      

     

    Yvan-M. Roy, avocat

    La Seigneurie de Lauzon, Été 1995, No 58, pages 5-8. 

     

     

    Au cours du printemps 1995, des soldats canadiens en service dans la force multinationale de paix des Nations Unies ont été faits prisonniers en Croatie et en Bosnie pour servir d'otages ou de boucliers humains. La tactique des forces serbes était de protéger des équipements militaires. Plusieurs soldats appartenaient au 22e Régiment de Québec. Dans son histoire, le Canada a été éprouvé par de telles tactiques. A l'été 1759, des centaines de Canadiens servirent de boucliers humains. Ces faits nous ont été signalés par les chroniqueurs de la Conquête.

     

     

    L'INVASION ANGLAISE ET LA  FUITE DES PAYSANS CANADIENS

     

    Au début de 1759, le premier ministre anglais Willian Pitt avait obtenu du Parlement de Londres les crédits pour terminer la Conquête du Canada, jusque là sous juridiction française. Au début de juin 1759, une flotte de 50 vaisseaux de guerre et d'une centaine de navires marchands s'engagea dans l'estuaire du Saint-Laurent. Sous le commandement de l'amiral William Saunders, la flotte jeta l'ancre le 26 juin près de l'île d'Orléans, à la hauteur de la paroisse de Saint-Laurent. A bord du Good Will, le lieutenant John Knox du 43e Régiment d'infanterie inscrivit dans son journal: "... sur la rive-sud, les paysans emportent leurs effets dans des charrettes qu'ils conduisent, sous une escorte de gens armés, vers une destination éloignée.[1] 

     

     

    L'ÉCHEC DES PREMIERS BRÛLOTS

     

    Le 28 juin, vers minuit, les défenseurs de Québec dirigèrent 5 brûlots[2] et 2 radeaux à feu pour incendier les vaisseaux et navires anglais. Allumés avec trop de précipitation, les engins de destruction ratèrent les objectifs. Le jour suivant, une violente escarmouche opposa l'avant-garde de la brigade du général Moncton et un détachement de milice de Pointe-Lévy.[3] Après la retraite des miliciens, Moncton installa son commandement près de l'église de Pointe-Lévy. Saunders donna alors l'ordre d'ancrer les vaisseaux dans la grande anse[4] en aval de l'église.

     

    LE BOMBARDEMENT DE OUÉBEC

     

    Le 3 juillet suivant, les marins anglais commencèrent à débarquer à Pointe-Lévy des canons et des munitions pour bombarder la ville de Québec. Érigées immédiatement devant Québec, trois batteries furent démasquées le 11 juillet suivant. La destruction de la ville commença. De leurs positions dominant le fleuve, les officiers anglais aperçurent que les assiégés préparaient d'autres brûlots. L'état-major chercha alors des moyens pour parer aux menaces pesant conte la flotte ancrée sous Pointe-Lévy.

     

    LA CAPTURE DES PAYSANS DE POINTE-LÉVY

     

    Le 24 juillet, le major Dalling, à la tête d'un détachement d'infanterie, reçut l'ordre de se rendre à Saint-Henri pour ramener les paysans qui s'y étaient réfugiés. L'église de Saint-Henri se trouvait à 14 kilomètres dans les terres. Le lendemain, Dalling était de retour au camp de Pointe-Lévy pour rendre compte de sa mission. Ses hommes avaient capturé le curé Youville­-Dufrost, ainsi que 287 paroissiens, soit 54 hommes en état de porter les armes, 64 femmes et 169 enfants. Dalling ramenait également 300 têtes de bétail, chevaux, vaches et moutons. L'historien Joseph-Edmond Roy raconte qu'après avoir reçu dans sa tente une délégation du village, le général Moncton ordonna le transfert des prisonniers à bord de deux navires marchands que l'amiral Saunders avait fait mouiller devant les vaisseaux.[5] 

     

    DES BOUCLIERS HUMAINS

     

    Dans la nuit du 26 juillet, profitant du courant de la marée baissante, les défenseurs cherchè­rent à incendier la flotte anglaise une seconde fois. Ce fut un autre échec. Les assiégeants répondirent par l'envoi d'un émissaire porteur du message suivant. "Si l'ennemi tente d'envoyer d'autres radeaux à feu, ces derniers seront dirigés vers deux navires particuliers à bord desquels se trouvent tous les Canadiens et d'autres prisonniers, de sorte qu'il périront à cause de telles initiatives .’’[6] 

    L'objet de cette tactique anglaise était donc de protéger l'équipement militaire naval à l'aide de boucliers humains.

     

    LA VICTOIRE ANGLAISE

     

    La bataille des Plaines d'Abraham eut lieu le 13 septembre 1759. L'armée anglaise com­mandée par le général Wolfe gagna rapidement le combat contre les troupes françaises du général Montcalm. Les deux généraux furent mortellement blessés. Cinq jours plus tard, le général Townshend acceptait la capitulation de Québec.

     

    LIBÉRATION DES OTAGES ET FRATERNISATION

     

    Les paysans de Pointe-Lévy furent libérés dans les jours qui suivirent la capitulation de Québec. L'époque des moissons était avancée. Le lieutenant Knox raconte que les soldats anglais allèrent aux champs prêter main-forte aux paysans. "Ils partageaient non seulement leurs provisions avec les malheureux Canadiens, mais également leur petite allocation de rhum: aujourd'hui, j'ai vu vingt de nos hommes assister ces pauvres gens pour couper et arracher leur maïs; ... j'ai été vers eux, et j'ai demandé aux soldats ce qu'ils obtiendraient pour leur travail. Ils répondirent qu'ils ne demandaient rien, et que ce qu'ils faisaient était par mesure de bonne volonté à l'égard de ces pauvres gens qui avaient maintenant si peu de choses pour eux-mêmes. Un d'entre d'eux ajouta: " Ce serait criminel de prendre quelque chose de ces pauvres diables qui en ont déjà assez perdu'’’’.  La barrière des races était tombée, du moins pour la période des récoltes.

     

    LECONS D’HUMANITÉ

     

    L'utilisation de boucliers humains en vue de protéger des équipements militaires stratégiques est une tactique que les conventions internationales semblaient avoir bannie depuis long­temps. Les conflits armés récents où furent impliquées les forces des Nations Unies ont fait renaître de telles tactiques. Lors d'un conflit au Canada en 1759, notre pays a vécu une situation où des citoyens ont été utilisés comme boucliers humains. Plusieurs résidents de l'actuelle ville de Lévis comptent parmi leurs ancêtres des personnes qui ont servi de boucliers humains. A l'automne de 1759, l'esprit d'humanité dont firent preuve plusieurs soldats anglais à l'égard des habitants de Pointe-Lévy est un exemple de don et de partage qui a été oublié.

     

        

     


    [1] Knox, J. The Siege of Quebec, Pendragon House of Mississauga, 1980, p. 128 (traduction libre)

    [2] Définition selon Jules Lecompte en 1835 - Brûlot: bâtiment incendiaire; toute espèce de navire ou d'embarcation est propre à faire un brûlot. Ce sont quelquefois de grands navires, jusqu'à des frégates, quelquefois aussi de simples bateaux ou des chaloupes. En général on n'emploie, pour faire des brûlots, que de vieux bâtiments qui offrent un double avantage, celui d'entraîner une perte moins réelle, et ensuite d'être plus facilement brisés lorsqu'éclate l'explosion qui jette au loin leurs débris. - Les brûlots sont destinés à être dirigés sur des navires ennemis, et à les envelopper dans leur explosion, en s'attachant à eux. - Les courants, la houle, les vents, tout est combiné et étudié pour ce résultat. - La cale d'un brûlot reçoit la poudre en quantité proportionnée avec l’importance du dommage sur lequel on calcule; on y ajoute des artifices; sa mâture est encombrée de vieux cordages trempés dans des matières inflammables, des grappins sont suspendus aux vergues, de manière à ce que le bâtiment incendiaire s'attache plus complètement à l'ennemi, dans la mâture duquel s'embarrassent les grappins. Des flots de térébenthine arrosent ensuite le brûlot pour que l'incendie se propage au même instant sur tous les points. - Des bombes sont dispersées çà et là. - Une foule d'artifices appropriés à ces destructives missions, et connus sous les désignations de saucissons, fagots, rubans de feu, panaches, barils ardents, etc, sont placés à des points calculés; le brûlot, garni de cette façon, est lancé vers l'ennemi qu'il doit embraser. Parfois deux ou trois hommes se dévouent pour le diriger, avec de faibles chances d'échapper à la foudroyante explosion qu'il couve. - L'heure de l'embrasement est calculée; quelquefois, une grossière horloge, placée dans un endroit calculé, fixe, à l'aide de combinaisons étudiées, le moment où le feu sera en contact avec les matières inflammables. C'est la nuit que se pratiquent toujours ces effroyables tentatives, car en plein jour, l'aspect d'un semblable navire en révélerait trop facilement l'espèce à l'ennemi. (Dic­tionnaire de Marine - réédition de l'édition de 1835, Jules Lecompte, Éditions de l'Estran, Bannales, 1982). 

     

    [3] Ce détachement qui comptait environ 60 miliciens assistés de quelques Amérindiens avait pris l'avant-garde en embuscade à l'est de l'église de Pointe-Lévy (Voir Roy, J.-E., Histoire de la Seigneurie de Lauzon, p. 278). Officiers de la Pointe-Lévy en 1760: Jean Dumay (Demers), major; Jean Charest père, aide-major; Baptiste Carrier, capitaine; François Bourassa, 2e capitaine; Joseph Carrier, lieutenant; Étienne Begin, enseigne; André Carrier, enseigne; Joseph Samson, sergent; Ambroise Samson, sergent; Charles Carrier, sergent; Louis Cantin, sergent, Louis Guay, sergent (Voir Le Canada militaire, Claude de Bonnault dans Rapport de l'Archiviste, 1949-50/1950-51, p. 317). 

     

    [4] Il s'agit de l'Anse-des-Sauvages (Indian Cove ou Guilmour Cove). Voir le commen­taire de J.-E. Roy concernant la toponymie dans Histoire de la Seigneurie de Lauzon, vol. 1, p. 6. Il semble que l'endroit était aussi désigné par le nom d'un résident, "Jean Guay",  (également ''chez Jean Guay'') jadis aubergiste au centre de l'anse - voir Augustin Labadie dans J.-Ed. Roy, Histoire de la Seigneurie de Lauzon, vol. 3, p. 407. 

    [5] J.-Ed. Roy, Histoire de la Seigneurie de Lauzon, vol. 2, p. 302 

    [6] Knox, J. The Siege of Quebec, p. 153


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