• Par Yvan-M. Roy

    Le Soleil, mardi le 14 juillet 1987

     

    ( Lettre adressée à M. le maire Vincent Chagnon et aux conseillers municipaux de la ville de Lévis et celle de Québec relativement aux projets immobiliers Rives du Saint-Laurent et Quai d’Orsay.)

     

    Ayant dû quitter la ville de Lévis il y a bientôt 15 ans, j’ai quand même conservé de nombreux liens économiques et familiaux avec des Lévisiens. Il m’a été ainsi plus facile, au cours des années, de suivre le développement de la ville. Je suis en mesure d’établir certaines comparaisons et je puis affirmer que plusieurs villes du Québec envient la saine gestion financière de Lévis.

     

    Lors d’une visite récente, quelqu’un m’a parlé des développements résidentiels futurs dans l’ancien quartier industriel et portuaire de la basse-ville. À prime abord, l’idée m’a souri, et j’ai cherché à évaluer, dans le domaine de ma spécialité, les impacts qu’auront les projets immobiliers Rives du Saint-Laurent et Quai d’Orsay sur l’image traditionnelle de Lévis et sur celle de Québec.

     

    La proximité du fleuve et la présence, sur la rive opposée, du Château Frontenac, de la Citadelle, ainsi que de la vieille ville fortifiée ont attiré sur les rives de Lévis des promoteurs audacieux qui entendent tirer le maximum de profits à partir d’une valeur patrimoniale, dont la réputation ne cesse de grandir au point de vue mondial.

     

    Dans cette entreprise, il n’y aura pas de cadeau pour personne, et les logements se vendront en moyenne 110 000 $. Chaque étage construit coûtera près de 2 000 000 $. Plus il y aura d’étages, plus il y aura de profits, plus les recettes foncières de la ville de Lévis seront importantes. Pourquoi alors s’inquiéter ?

     

    Avant que les projets Rives du Saint-Laurent et Quai d’Orsay ne soient coulés dans le béton, il faudrait peut-être trouver des réponses à certaines questions.

     

    Quelle contribution ces édifices imposants apporteront-ils finalement à l’image traditionnelle de notre région, à celle qui fait marcher notre tourisme ? Est-ce que les constructions projetées viendront renforcer notre image de marque ?

     

    Si la réponse est positive pour ces deux questions, les membres du conseil de ville de Lévis se doivent de voir à maximiser l’importance des deux projets. Si la réponse est négative, les membres devront passer la réglementation nécessaire pour situer les projets en harmonie avec le cadre environnemental de Lévis et avec celui de Québec. Après tout, c’est la richesse du patrimoine de Québec qui a donné naissance à ces projets.

     

    Il est donc possible de constater qu’à des considérations purement économiques s’ajoute également une question d’éthique. Comment est-il possible de se prononcer sur la hauteur, la taille et l’apparence des édifices projetés, en respectant le concept de la libre entreprise et en gardant comme objectif final le respect des valeurs fondamentales qui font la richesse de notre vie régionale ?

     

    Voilà une question que les membres du conseil de Lévis devront trancher avec courage et sagesse.

     

    En soulevant ces quelques points, j’espère convaincre les autorités de la ville de Lévis de l’importance qu’il y a de considérer l’aspect patrimonial dans la décision relative aux projets Rives du Saint-Laurent et Quay d’Orsay.

     

    Pour ma part, je considère que les projets actuels, tels que les journaux nous les ont présentés, manquent de modération et qu’ils s’intègrent mal, à cause de leur modernisme, dans le cadre traditionnel de Lévis et dans celui de Québec.

     

     (Copie de l’article a été déposée le 22 juin 2010 dans le cadre de l’assemblée préliminaire de consultation tenue par la ville de Lévis concernant le projet de développement Espace Saint-Louis, contigü aux Halles Notre-Dame et au Manège militaire de Lévis)

    (Lecture des paragraphes 6 et 7 devant le conseil de ville lors de l'assemblée du 20 juin 2011 avant la demande d'un moratoire sur la démolition et la reconstruction dans le Vieux-Lévis)


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  • Par Yvan-M. Roy

    Le Soleil, 22 avril 1988

     

    Les membres de la Commission d’urbanisme et de conservation de la ville de Québec devaient certainement être frappés d’amnésie lorsqu’ils ont pris la décision d’accorder le Prix spécial de la Commission à la Société immobilière du Québec pour son rôle de maître d’œuvre dans le parachèvement de l’édifice abritant le Musée de la civilisation. La remise du prix a eu lieu le jeudi 31 mars, à l’hôtel de ville de Québec, dans une cérémonie sous la présidence du maire Jean Pelletier.

     

    Le Petit Larousse donne au verbe « parachever » le sens suivant : mener à son complet achèvement avec un soin particulier. Les membres de la Commission ont déjà oublié avec quel soin la Société immobilière a fait son entrée sur le chantier. Elle s’est occupée d’une façon très particulière de la conservation de notre patrimoine.

     

    Le 10 octobre 1984, le ministre des Affaires culturelles du Québec, M. Clément  Richard, et son collègue responsable de la Société immobilière du Québec, M. Alain Marcoux, annoncèrent le début des travaux du Musée de la civilisation, le tout devant se dérouler dans le respect du patrimoine bâti.

     

    L’autorisation du ministre Richard stipulait que les voûtes et le rez-de-chaussée de la maison Pagé-Quercy devaient être conservées et intégrés au Musée comme élément didactique. Le 7 novembre 1984,  les lecteurs du journal Le SOLEIL étaient informés qu’avait eu lieu, le samedi précédent, la démolition scandaleuse de la maison Pagé-Quercy, et ce à l’encontre des directives ministérielles.

     

    Dans les jours qui suivirent, Le SOLEIL publia plusieurs lettres de lecteurs qui dénonçaient unanimement l’acte de vandalisme. Le journal titra : « Un saccage qui était prévisible », « L’incurie du Québec en matière de patrimoine », « La culture au temps du bulldozer », « Le musée de la démolition ».

     

    Parce qu’elle se rendait compte que la Société immobilière gérait mal le chantier, la Société Saint-Jean-Baptiste de Québec a demandé au premier ministre René Lévesque de retirer à la Société immobilière la gestion du chantier. Le photographe du SOLEIL s’est même fait expulser du chantier parce qu’il prenait des photos des vestiges du régime français que les travaux d’excavation venaient de mettre à jour.

     

    L’éditorialiste Jacques Dumais déplora ainsi la mauvaise gestion de la Société immobilière : « Cet incident ne redore pas le blason d’un Québec d’ores et déjà sous-développé quant au patrimoine archéologique. Il est pour le moins cynique, en effet, de voir surgir un « Musée de la civilisation » sur un emplacement où l’on fait table rase des éléments réels de cette même civilisation. Combien d’autres vestiges subiront encore l’épreuve du pic et de la pelle avant la fin des travaux ? »

     

    Le rapport sur la surveillance et le sauvetage des vestiges archéologiques au Musée de la civilisation à Québec (1986) fait état d’embarcations anciennes originant du régime français qui ont été en partie ou en totalité détruites par l’excavatrice de la Société immobilière du Québec.

     

    Le chargé de projet de la Société immobilière a montré en 1984 à toute la province comment il fallait s’y prendre pour mettre le ministre des Affaires culturelles du Québec dans « sa petite poche d’en arrière ». Il suffisait d’agir le samedi, quand tous les bureaux gouvernementaux sont fermés. Le maire de Montmagny a suivi la recette de la Société immobilière en faisant procéder à la démolition d’un couvent qui jouissait pourtant de la protection de la Loi sur les biens culturels.

     

    En accordant son Prix spécial à la Société immobilière du Québec, la Commission d’urbanisme et de conservation de la ville de Québec se trouve à récompenser  un mandataire de l’État qui s’est montré irrespectueux de nos lois et de nos institutions, qui s’est montré insouciant et irresponsable vis-à-vis des éléments patrimoniaux qui se trouvaient dans son champ d’intervention, qui a donné le mauvais exemple à tous les maîtres d’œuvre du Québec. La Commission encourage ainsi l’anarchie.

     

    Ce Prix spécial accordé à la Société immobilière du Québec ne redore pas le blason de la ville de Québec. La ville du Patrimoine mondial devrait savoir qu’il est illogique d’accorder un prix de conservation aux responsables d’actes de vandalisme. La Société immobilière doit rendre le Prix spécial parce qu’elle n’y a pas droit.


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  • (EXTRAITS du mémoire déposé le 6 novembre 1991 lors de la consultation sur le Plan d'urbanisme de Lévis)

      

    Par Yvan-M. Roy

     

    Introduction 

     

    Je suis originaire de Lévis. Je m’intéresse depuis plusieurs années à la mise en valeur du patrimoine naturel et historique de Lévis. À cet effet, mes contributions principales ont été la réalisation en 1984 de 14 excursions le long de la bordure fluviale de Lévis avec le train à vapeur du gouvernement canadien et la publication en 1985 dans le Bulletin de la Société d’histoire régionale de Lévis (La Seigneurie de Lauzon) d’un article de fond sur l’histoire de la Pointe-de-la-Martinière.

     

    J’ai observé et analysé les faits qui ont été avancés pour justifier l’affectation « réserve urbaine » quant au territoire de la Pointe-de-la-Martinière et ceux pour justifier l’extension du « pôle industriel » jusqu’au plateau de Ville-Guay. Mes conclusions sont que les affectations proposées ne reposent pas sur des études objectives. Les affectations proposées ne tiennent pas compte du caractère exceptionnel des lieux, tant au point de vue naturel que du point de vue historique. Les affectations auront des effets positifs immédiats sur l’actif des grands propriétaires terriens. Les affectations auront des effets externes négatifs importants sur les perspectives du tourisme local et régional.

     

    Comme conséquence, les Lévisiens et les visiteurs étrangers seront non seulement privés d’un site exceptionnel, mais également ils perdront une des meilleures percées visuelles disponible du côté droit de la vallée laurentienne.

     

    La valeur naturelle et patrimoniale de secteur de la Pointe-de-la-Martinière sera banalisée par l’implantation d’un quartier résidentiel juxtaposé à un parc industriel à grand gabarit.

     

    3. Lévis et la sauvegarde de son patrimoine historique

     

    Il y a douze ans, Thomas Thompson, un journaliste américain, vint à Lévis pour se documenter dans le but d’écrire un roman. Le journaliste fut scandalisé de ce qu’il constata. Ainsi s’exprima-t-il dans son roman La Trace du Serpent :

     

    « Le visiteur nouvellement arrivé à Lévis aurait pu croire qu’un urbaniste dément avait été déraciner ce qu’il y avait de pire sur le continent américain pour le greffer sur cet emplacement historique ».

     

    J’ai voulu savoir si le jugement avait des fondements. J’ai trouvé des faits troublants soutenant cette accusation.

     

    3.1 Le cas de l’historien Joseph-Edmond Roy

     

    Alors qu’il était maire de Lévis, Joseph-Edmond Roy entreprit en 1897 de publier l’Histoire de la Seigneurie de Lauzon. Il faut comprendre que la réception des deux premiers tomes ne fut pas excellente car l’auteur décida de présenter le troisième tome en citant ainsi Montaigne :

     

    « Souvienne-vous de celuy à qui, comme on demanda à quoy faire il se peinoit si fort en un art qui ne pouvait venir à la connaissance de guère de gens, ‘’J’en ai assez de peu, répondit-il. J’en ai assez d’un. J’en ai pas assez d’un’’ » H.S.L. t.3, p.4.

     

    3.2 Le cas de Pierre-Georges Roy

     

    Joseph-Edmond Roy décéda en 1913 et son frère Pierre-Georges continua l’œuvre historique. En 1947, après avoir consacré 60 ans de sa vie à mettre en valeur notre histoire locale et nationale, dans une  lettre au sénateur Cyrille Vaillancourt, Pierre-Georges Roy déplora l’indifférence des institutions lévisiennes envers le patrimoine historique de leur ville :

     

    « J’ai publié à date plus de 300 volumes ou brochures. Ni le Collège, ni la Commission scolaire n’ont jamais acheté un seul volume de moi. Les Dates Lévisiennes m’ont demandé 30 ans de travail et j’ai donné tout mon travail aux éditeurs pour absolument rien. »                (P.-G. Roy, 20 juin 1947)

     

    Il y a deux semaines, M. Hugo Bernier, un citoyen de Lévis est venu raconter, à l’occasion de l’annonce concernant le choix de la chapelle du Collège de Lévis comme bibliothèque municipale, comment dans sa jeunesse il avait été témoin d’un événement disgracieux concernant l’héritage de Pierre-Georges Roy. L’historien avait offert gratuitement sa bibliothèque personnelle à la ville à la condition que la ville puisse la conserver afin de la mettre plus tard à la disposition de la population. La bibliothèque contenait plus de mille volumes dont certains avaient une valeur inestimable. Le Conseil de ville se déchira et l’ignorance l’emporta sur la culture. Le fonds Pierre-Georges Roy échappa ainsi à la ville de Lévis.

     

     

    Conclusion :

     

    La ville de Lévis a un passé peu flatteur concernant la reconnaissance et la mise en valeur de son patrimoine. La ville a même déjà refusé le fonds Pierre-Georges Roy pour des motifs reposant sur l’ignorance et l’insouciance. Aujourd’hui, nous sommes en droit de nous attendre à ce que la ville de Lévis accorde un grand respect envers nos valeurs fondamentales.

     

    Malheureusement, la ville de Lévis se contente de rapports quasi-frauduleux pour établir les fondements de son plan d’urbanisme. En acceptant la demande de la ville de Lévis d’affecter la Pointe-de-la-Martinière comme « réserve urbaine », la MRC Desjardins permettra de déchirer la page où sont inscrits trois siècles de notre histoire. Nous sommes en présence du visage de Lévis à l’époque du régime français. La MRC Desjardins peut-elle s’installer ainsi dans l’ignorance, l’insouciance et la mauvaise foi ?

     

    La MRC Desjardins doit agir dans l’intérêt public. L’intérêt public ne commande certainement pas de renoncer bêtement au caractère exceptionnel de la Pointe-de-la-Martinière. À mon avis, l’intérêt public indique qu’il faut demander à la Commission de protection du territoire agricole de réinclure les terres ancestrales de la Pointe-de-la-Martinière dans la zone agricole protégée.


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  • Par Yvan-M. Roy,

     Le Soleil, 6 décembre 2010

     

    Il y a 20 ans, la Ville de Lévis avait déterminé le périmètre du Vieux-Lévis. Des repères furent établis, notamment l'Église, le Collège, le Couvent, les Halles, le Manège, et quelques monastères. Des centaines de résidences furent cataloguées. Le Conseil voulait contrôler la rénovation et le développement immobilier pour préserver le caractère spécial du secteur. Lévis (Pointe Lévy) fut fondé en 1647, cinq ans après Montréal. En 1759, l'armée britannique a détruit Québec à partir de Lévis. En 1776, l'armée continentale américaine y a installé ses canons. C'est ici que M. Desjardins a fondé sa première caisse populaire.

     

    Depuis 1960, la vitalité du commerce du Vieux-Lévis a périclité. Il ne reste plus qu'une poignée d'entreprises sur les rues Bégin, du Passage et Saint-Louis alors que jadis, il y en avait plus d'une trentaine.  

    Le conseil d'arrondissement Desjardins propose de densifier et revigorer les anciennes rues de commerce en adoptant des objectifs applicables et des critères d'évaluation pour l'examen de projets immobiliers. Le premier objectif d'un projet sera de contribuer à la revitalisation du Vieux-Lévis et du voisinage immédiat en favorisant le redéveloppement de l'îlot Saint-Louis dans la continuité des rues d'ambiance Bégin et Côte du Passage, tout en considérant la mise en valeur des bâtiments de grande valeur patrimoniale (l'ancienne Halle Notre-Dame et le Manège militaire).

    Un tel objectif pourra-t-il permettre d'atteindre les fins recherchées? Il est permis d'en douter. Pourquoi? La réglementation va justifier l'ajout de bâtiments de «grands gabarits» atteignant 22 mètres (sept étages). La Halle Notre-Dame a 14 mètres (3 étages). La hauteur moyenne des 63 bâtiments des trois rues est de 8,10 mètres, en majorité à deux étages (34) ou trois étages (23).

    La norme proposée aura donc presque trois fois celle des bâtiments existants. Les consultants de la ville ont ignoré la réalité du milieu en recommandant «la construction d'un bâtiment repère, en bordure de la rue Saint-Louis, qui se démarque par sa hauteur et sa volumétrie contribuant à structurer de façon significative le cadre bâti de ce tronçon de rue». La construction va écraser le patrimoine immobilier de toute une rue, sans parler des rues voisines. Comment une construction contemporaine à grand gabarit pourrait-elle servir de bâtiment repère pour continuer l'ambiance des rues Bégin et du Passage, sans oublier celle de l'ancienne Halle et du Manège militaire?

    La revitalisation telle que proposée pose des risques graves et sérieux pour l'image du Vieux-Lévis. La ville devrait s'inspirer des rues Maguire, Cartier et du Campanile, à Québec. Une architecte d'expérience œuvrant dans le Vieux-Lévis a indiqué aux élus qu'un immeuble limité à quatre étages serait rentable. Dans le présent cas, les élus ont des obligations presque fiduciaires. Les immeubles à grand gabarit n'ont pas leur place dans le Vieux-Lévis. La voix qui doit guider chacun des conseillers de Lévis est celle de la réserve, de l'équilibre, du «gros bon sens». Certainement pas la voix de la démesure.   .

    Post scriptum: À lire en conjonction avec les textes suivants publiés ci-dessous ou ailleurs sur ce blogue:

     1) Lettre au service d'urbanisme de Lévis ( 2010); 2) Requête pour préserver l'école Saint-François Xavier (2003); 3) L'école Saint-François-Xavier démolie (2005); 4 Mémoire sur Pointe-de-la-Martinière (1991); 5) Projets immobiliers risqués (1987) et dernièrement, 6) Opposition au derby de démolition, Côte-du-Passage à Lévis.


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  • Québec au printemps 1878: crise constitutionnelle et émeute communiste - Une page reléguée aux oubliettes de l'histoire

    Yvan-M. Roy - Avocat 
    Le Devoir à, 30 mai 2007  Québec 
     
     
    Le 26 mars dernier, les électeurs du Québec se sont donné un gouvernement minoritaire. Une telle situation ne s'était pas vue depuis 1878, quand une grève générale avait brouillé le contexte politique. La capitale avait alors été paralysée pendant dix jours. Les grévistes harangués par des agitateurs venus d'Europe s'étaient mis en marche derrière le drapeau rouge. La troupe avait mis fin aux troubles à coups de sabre et de fusil. Retour sur cette page d'histoire.

    La crise constitutionnelle

    Le 2 mars 1878, ayant refusé l'adoption par le Parlement d'une loi sur le chemin de fer, le lieutenant-gouverneur Letellier de Saint-Just avait destitué le premier ministre de Boucherville, un conservateur. Le 8 mars suivant, Letellier avait appelé Henri-Gustave Joly, de l'opposition libérale, à former le cabinet. La situation devint intenable et des élections générales eurent lieu le 1er mai. Les conservateurs, maintenant dirigés par Joseph-Adolphe Chapleau, firent élire 32 députés, les libéraux 31. Restaient cependant deux conservateurs indépendants, qui se rallièrent aux libéraux. Letellier appela Joly à former le gouvernement. Furieux, les conservateurs parlèrent de crise constitutionnelle. Le 4 juin, les chroniqueurs parlementaires décrivirent l'ouverture houleuse de la quatrième législature, ceux de Québec dans les pages du Canadien, ceux de Montréal dans celles de La Minerve.

    Grève, parades et fermeture de chantiers

    À la crise politique vint s'ajouter une crise sociale d'envergure. Le jour même où s'ouvrait la joute parlementaire, des journaliers employés à la construction des nouveaux édifices du gouvernement s'unirent pour protester contre leurs «salaires de famine». L'entrepreneur Cimon, qui dirigeait les travaux, fut chassé du terrain sous une grêle de pierres. Le lendemain, les grévistes paradèrent dans les rues de Québec, empêchant les employés des travaux publics de vaquer à leurs occupations. Ils firent également cesser le travail au chantier du chemin de fer de la rue Saint-Jean.

    Le 7 juin, une nouvelle parade se mit en branle en début d'après-midi, drapeau rouge et bleu en tête avec chansons de circonstance. Les ouvriers s'arrêtèrent aux bâtisses du parlement pour demander au premier ministre Joly d'être payés 1 $ par jour au lieu de 50 ¢. Au nom de l'entrepreneur, le premier ministre leur proposa une augmentation de 20 ¢, ce que les grévistes refusèrent.

    Le soir du 9 juin, le premier ministre fut attaqué sur la rue après l'ajournement de la Chambre. Heureusement, il fut secouru par des amis. La rumeur courut que ses assaillants étaient issus du groupe des grévistes venus le voir au parlement deux jours plus tôt. [...]

    Deux jours plus tard, les grévistes se réunirent en grand nombre. Après avoir écouté le discours d'un de leurs chefs, ils se mirent en marche. Au nombre de 700, ils visitèrent les usines du Chemin de fer de la Rive-Nord. Après une vive discussion avec le contremaître, ils se mirent à démolir les portes et les fenêtres de l'établissement.

    Ils se rendirent ensuite à la fabrique d'allumettes Paré sur la rive de la rivière Saint-Charles. Ils fermèrent l'établissement en causant beaucoup de frayeur «aux filles» et aux autres employés. Ils firent de même au moulin Roche, dans le secteur de l'anse aux Foulons. Ils lancèrent des pierres à la police riveraine, blessant sérieusement cinq policiers. [...]

    Durant la nuit du 12 juin, plusieurs navires furent remorqués du côté sud du Saint-Laurent pour être déchargés par les journaliers de Lévis. Au petit matin, des miliciens volontaires venus de Montréal commencèrent à débarquer pour prêter main-forte aux autorités. Sauf quelques exceptions, les manufactures de Québec demeuraient fermées.

    Communistes parisiens et drapeau rouge

    En matinée, 2000 grévistes étaient assemblés dans le quartier Saint-Roch. La Minerve rapporte une nouvelle surprenante: «Parmi les meneurs étaient plusieurs communistes parisiens. La populace a paradé dans les rues ce matin avec drapeau rouge en tête.»

    Des citoyens alarmés firent chercher en vain le maire Robert Chambers pour qu'il proclame la loi sur l'émeute et autorise la troupe à disperser les séditieux. Finalement, la batterie B, seul corps militaire régulier de la capitale, fut dépêchée sur la scène des désordres. Sans proclamation de la loi de l'émeute, les militaires ne pouvaient pas utiliser les armes. Les soldats furent obligés de retraiter à la halle Jacques-Cartier sous une grêle de cailloux et de projectiles de toute sorte. Le capitaine Prévost et quelques soldats furent gravement blessés.

    Le journaliste de La Minerve écrivit: «La populace s'est rendue maître de la ville et personne ne s'intéresse aujourd'hui à la politique.» La grève avait pris des proportions alarmantes. L'entrepreneur Cimon fit savoir qu'il se proposait d'intenter une poursuite contre la Ville de Québec parce que l'apathie des autorités ne l'avait pas protégé contre les émeutiers. Le Canadien, journal conservateur, trop occupé à dénoncer la crise politique, ignorait l'évolution de l'émeute.

    Quittant Saint-Roch, les grévistes prirent la direction du port. Ils prirent d'assaut les magasins de M. Renaud, rue Saint-Paul. Ils s'emparèrent de 200 barils de farine. Toutes les voitures sur place furent réquisitionnées et les charretiers contraints de porter les barils dans les quartiers ouvriers.

    Fusillade, charge au sabre et frayeur populaire

    Au début de l'après-midi, les militaires prirent position sur la rue Saint-Paul, près des magasins Renaud. Le maire proclama enfin la loi de l'émeute. De nouveau la cible de pierres, les militaires ouvrirent le feu à 14h30. Ils commencèrent à tirer avec des cartouches à blanc, puis le colonel Strange commanda le feu avec de vraies balles. Au pied de la côte du Chien (côte Dambourgès), Édouard Beaudoire, de nationalité française, s'était penché pour ramasser une pierre. Le jeune homme reçut une balle qui lui fracassa le crâne. D'autres furent blessés. Plusieurs s'enfuirent, mais la foule des spectateurs demeura imposante.

    À la Haute-Ville, le huitième bataillon des Voltigeurs reçut l'ordre de mettre les armes de l'arsenal en sûreté à la Citadelle. Les soldats de la batterie B prirent position autour du parlement afin de prévenir une attaque des émeutiers. La Minerve rapporta: «La ville est plongée dans le plus grand émoi. Plusieurs personnes de la rue Saint-Paul sont tombées malades de frayeur.»

    Les émeutiers se regroupèrent, tentèrent sans succès de détruire le moulin Peters, puis montèrent en groupes à la Haute-Ville afin de s'en prendre à M. Cimon, qu'ils ne réussirent pas à trouver. La cavalerie accéda à la Haute-Ville par la côte de la Montagne afin de bloquer le chemin à la foule en colère. La charge fut donnée à grands coups de sabre. Plusieurs émeutiers furent blessés. [...] Après examen, un seul émeutier, nommé David Giroux, fut retenu captif.

    Le maire de Québec pris en chasse

    Peu avant 20h, une partie des émeutiers se présenta à la résidence du maire Chambers pour le rencontrer. Comme on leur en refusait l'entrée, les émeutiers défoncèrent la porte pendant que le maire se sauvait par la porte arrière. Une fois à l'intérieur, les intrus visitèrent la maison de la cave aux mansardes en proférant des menaces aux quelques occupants demeurés sur place.

    Pendant que le maire Chambers fuyait, près de 4000 hommes se trouvaient réunis à la Basse-Ville. Des discours incendiaires furent prononcés. [...] Peu avant minuit, près de mille hommes se rendirent à la prison afin de demander la libération de David Giroux. Le geôlier refusa. Ils brisèrent les fenêtres avant de se retirer.

    Le 13 juin au matin, des renforts montréalais débarquèrent sans opposition au port. Le commandement militaire prit les mesures nécessaires pour empêcher tout attroupement. [...]

    Une réunion populaire eut lieu à la salle Jacques-Cartier. La Minerve rapporta: «Un Français, un communiste apparemment, lui a adressé la parole, disant à la foule qu'il fallait du pain ou du sang. Il conseilla la patience, cependant, en attendant le départ des troupes.» [...]

    Émeute matée

    Le 14 juin, La Minerve fit le bilan des événements de la veille en annonçant que l'émeute avait été matée: «Les grévistes sont maintenant tranquillisés et sont retournés à l'ouvrage.» [...] L'intervention musclée de six régiments armés avait réussi à vaincre la volonté séditieuse de la populace. [...]

    À Paris, le journaliste Alexandre Delouche de la presse catholique réagit aux événements de Québec dans un article qui fut reproduit le 19 juillet dans La Minerve. Delouche dressa d'abord un bilan de l'action socialiste en Europe dans les premiers mois de 1878. Il fit un tableau de la situation en France: «Ici, nous chantons l'apothéose du travail, et la lave révolutionnaire menace de tout engloutir.» [...]

    Il présenta la situation du Canada: «Enfin, pour abréger cette énumération aussi véridique que peu réjouissante, nous regardions le Canada comme une oasis morale au milieu du chaos universel; il nous semblait que le souffle empesté de la révolte sociale ne franchirait pas la rive droite du Saint-Laurent; mais l'illusion n'est plus permise; Québec a eu ses journées! "Pillant et démolissant", dit La Minerve de Montréal, "l'émeute a été maîtrisée de la ville et, pour la réprimer, il a fallu que le sang coule!"» [...]

    L'émeute de Québec de 1878 mobilisa des centaines de policiers et des milliers de miliciens. Le premier ministre du Québec et le maire de la capitale furent physiquement menacés. Le travail et le capital s'opposèrent radicalement sur fond de crise politique. Des dommages considérables furent causés aux propriétés. L'émeute fut reléguée aux oubliettes de l'histoire. On ne parlera jamais des communards de Québec. Il n'y eut, semble-t-il, aucun procès, aucune répression, aucune déportation. Le Nouveau Monde se révéla plus tolérant que l'Ancien Monde.

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