• ON AURAIT PU ÉVITER MATANE                                        (1985)

     

    Par Yvan-M. Roy

    Le Soleil, 10 décembre 1985

     

    Dans la nuit du 3 décembre 1985, une barge remplie d’huile lourde s’est échouée à quelques centaines de mètres en face de la ville de Matane. Le navire de touage, propriété de la société Irving, chargé de transporter la cargaison de Montréal à Bathurst, au Nouveau-Brunswick a  perdu sa remorque d’une longueur de 92 mètres alors que la tempête faisait rage. Les vents soufflant par bourrasques atteignaient largement les cinquante nœuds (60 mph). Ballottée par les vents, la barge s’est délestée d’une partie des 34 000 barils de mazout qui constituaient la cargaison. Après rupture des amarres, le navire est entré au port de Matane pour se mettre à l’abri.

     

    Le récit de ce naufrage, transmis par la Presse canadienne et par les principaux médias le lendemain de la catastrophe écologique, laisse songeurs ceux qui observent de près l’activité maritime du Saint-Laurent. La question qu’ils se posent est la suivante : comment un tel type d’équipement, transportant une cargaison hautement polluante pour l’environnement, a-t-il pu se trouver dans cette partie du fleuve en cette période agitée de l’année?

     

    Le ministre fédéral des Transports établit des normes pour assurer la sécurité des opérations maritimes sur le Saint-Laurent. Les bâtiments canadiens qui y circulent doivent se soumettre aux normes de sécurité établies par le ministère. Le ministère des Transports aurait pu prévenir la catastrophe de Matane en limitant les opérations de ce type de transport à la période sécuritaire de l’année. Le témoignage de marins d’expérience était disponible; le ministère n’avait qu’à y faire appel (…).

     

    Il ressort de ces témoignages que les autorités gouvernementales et les armateurs concernés ont sous-estimé les dangers du fleuve. Il appartient aux tribunaux d’y constater l’insouciance ou la négligence.

     

    Les conséquences sont désastreuses. Les compagnies impliquées  et leurs assureurs perdent des millions. Le ministère des Transports est pointé du doigt parce qu’il n’a pas su assurer la sécurité des êtres vivants qui dépendent du fleuve. Des centaines d’oiseaux aquatiques, une zone de fraie du hareng et du caplan ainsi qu’une rivière à saumon sont attaqués.

     

    En 1979, la population de Lauzon avait pressenti une telle catastrophe. Les intervenants forcèrent l’abandon d’un projet méthanier. La sagesse de leurs interventions permet maintenant à la population de Matane de se consoler. La barge aurait pu être chargée de gaz naturel liquéfié. Toute la ville aurait alors pu y passer.


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  • Par Yvan-M. Roy

    Le Soleil, 21 0ctobre 1982

     

    Comme actionnaire de Dome Petrolium et comme automobiliste, j’ai été victime avec bien des Canadiens de la politique énergétique des gouvernements du Canada. Ces deux optiques ont été justement analysées dans la chronique de M. Roger Dehem dans LE SOLEIL du 13 octobre 1982.

     

    Et pour compléter cette chronique, je voudrais vous informer que c’est comme individus que plus de trois cents personnes de votre région ont été victimes de cette funeste politique. Car Dome Petrolium, suite à l’achat en juin 1981 du chantier Davie à Lauzon, a amené, à mon avis, les gouvernements fédéral et provincial dans un programme Canada-Québec (on aura tout vu). De sorte que, le 3 juillet 1981, par pure coïncidence, nous a-t-on dit, la Société Inter-Port (Ottawa 60 pour cent – Québec 40 pour cent) recevait 9 250 000 $ pour exproprier les fermes, les champs, les boisés, les caps, les chalets et les plages de Pointe-de-la-Martinière, située à moins d’un kilomètre des chantiers Davie.

     

    Et puisque la filiale de Dome Petrolium, Trans-Canada Pipelines, s’était ‘’fracassé la pipe’’ contre les propriétaires de l’endroit aux audiences du ministère de l’Environnement en 1979, on procéda cette fois en sourdine pour ne pas alerter l’opinion publique. Le projet de Dome Petrolium d’un chantier de cinq mille hommes s’est écroulé comme un château de cartes et tout laisse croire que l’usine de Trans-Canada Pipelines ne verra pas le jour.

     

    Face à la faillite, il a fallu devenir modeste, faire des réajustements. Cependant, l’expropriation de Pointe-de-la-Martinière continue et cela constitue une espèce de sacrilège car cet endroit accidenté est au point de vue environnemental d’une qualité exceptionnelle tant par ses champs de blé, ses boisés, ses caps, et ses phares maritimes installés sur ses rives sauvages. De plus, tout visiteur averti découvrira avec émotion le panorama extraordinaire qui s’étend des îles de Montmagny en survolant l’île d’Orléans, la côte de la chute de Montmorency, Québec et Pointe-Lévy, avec en arrière-plan la chevauchée vallonneuse des Laurentides; un sacrilège doublé d’un gaspillage, car 13 millions de pieds carrés s’ajouteront aux 9 millions de pieds carrés, inoccupés, vacants et improductifs que la société rivale d’Inter-Port, le port de Québec (Ottawa 100 pour cent), possède à cent pas des chantiers maritimes Davie depuis 70 ans.

     

    Il faut que de tels gaspillages d’espaces verts et d’argent cessent. Québec a accusé Ottawa d’avoir gaspillé plus de 70 000 acres (43 560 pieds à l’acre) de belles terres à Sainte-Scholastique; que fait Québec à la Pointe-de-la-Matinière ? Ce rêve bureaucratique de mini-aciéries, d’alumineries aux portes de la capitale devraient fuir devant la déroute cauchemardesque des villes portuaires de Sept-Îles, Port-Cartier, Gros-Cacouna et Bécancour.

     

    Les rêves de ces bureaucrates, en s’accumulant les uns aux autres, se traduisent par un égorgement des payeurs d’impôts et de taxes. Des milliers d’employés de l’État paieront pour les aventures luxueuses de certains de leurs cadres. L’argent investi en perte à Pointe-de-la-Martinière, c’est la coupure de salaire d’une dizaine de milliers de fonctionnaires.

     

    L’expropriation de Pointe-de-la-Martinière coûtera aux gens de Lauzon des dizaines de milliers de dollars en taxes foncières perdues. Qui paiera ?  L’ensemble des propriétaires de Lauzon. Quant au coût de l’expropriation, quelques millions se camoufleront bien parmi les nombreux milliards des déficits québécois et canadiens. Qui paiera ? Vous, moi et nos enfants. Tout comme nos pères et nos grands-pères ont payé autrefois l’achat d’un terrain de 5 448 248 pieds carrés 108 964,96 $ (appx. 2 000 000 $ aujourd’hui) acheté le 27 mars 1913 par le port de Québec à la Indian Cove Company, terrain qui est resté improductif, vacant et devenu aujourd’hui compromettant puisqu’il voisine immédiatement les 13 000 000 de pieds carrés d’Inter-Port.

     

    Continuera-t-on ainsi longtemps à violenter, piller, et violer la mémoire, l’intelligence, l’habitat et l’épargne des honnêtes gens ? Jusqu’à quand abusera-t-on ainsi de notre patience ?

     

    Pour assainir les finances publiques, il faut que, tel David devant Goliath, les gens se lèvent, pointent et corrigent les responsables de ces gaspillages de fonds publics. Sinon, il faudra constater et conclure que les gouvernements ‘’veulent votre bien et qu’ils vont l’avoir’’.

     

    Yvan-M. Roy

    Pointe-de-la-Martinière

    Lauzon

     

     


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  • LORS DE LA CONQUÊTE DEVANT QUÉBEC, DES BOUCLIERS HUMAINS
    POUR PROTÉGER LA FLOTTE ANGLAISE
      

     

    Yvan-M. Roy, avocat

    La Seigneurie de Lauzon, Été 1995, No 58, pages 5-8. 

     

     

    Au cours du printemps 1995, des soldats canadiens en service dans la force multinationale de paix des Nations Unies ont été faits prisonniers en Croatie et en Bosnie pour servir d'otages ou de boucliers humains. La tactique des forces serbes était de protéger des équipements militaires. Plusieurs soldats appartenaient au 22e Régiment de Québec. Dans son histoire, le Canada a été éprouvé par de telles tactiques. A l'été 1759, des centaines de Canadiens servirent de boucliers humains. Ces faits nous ont été signalés par les chroniqueurs de la Conquête.

     

     

    L'INVASION ANGLAISE ET LA  FUITE DES PAYSANS CANADIENS

     

    Au début de 1759, le premier ministre anglais Willian Pitt avait obtenu du Parlement de Londres les crédits pour terminer la Conquête du Canada, jusque là sous juridiction française. Au début de juin 1759, une flotte de 50 vaisseaux de guerre et d'une centaine de navires marchands s'engagea dans l'estuaire du Saint-Laurent. Sous le commandement de l'amiral William Saunders, la flotte jeta l'ancre le 26 juin près de l'île d'Orléans, à la hauteur de la paroisse de Saint-Laurent. A bord du Good Will, le lieutenant John Knox du 43e Régiment d'infanterie inscrivit dans son journal: "... sur la rive-sud, les paysans emportent leurs effets dans des charrettes qu'ils conduisent, sous une escorte de gens armés, vers une destination éloignée.[1] 

     

     

    L'ÉCHEC DES PREMIERS BRÛLOTS

     

    Le 28 juin, vers minuit, les défenseurs de Québec dirigèrent 5 brûlots[2] et 2 radeaux à feu pour incendier les vaisseaux et navires anglais. Allumés avec trop de précipitation, les engins de destruction ratèrent les objectifs. Le jour suivant, une violente escarmouche opposa l'avant-garde de la brigade du général Moncton et un détachement de milice de Pointe-Lévy.[3] Après la retraite des miliciens, Moncton installa son commandement près de l'église de Pointe-Lévy. Saunders donna alors l'ordre d'ancrer les vaisseaux dans la grande anse[4] en aval de l'église.

     

    LE BOMBARDEMENT DE OUÉBEC

     

    Le 3 juillet suivant, les marins anglais commencèrent à débarquer à Pointe-Lévy des canons et des munitions pour bombarder la ville de Québec. Érigées immédiatement devant Québec, trois batteries furent démasquées le 11 juillet suivant. La destruction de la ville commença. De leurs positions dominant le fleuve, les officiers anglais aperçurent que les assiégés préparaient d'autres brûlots. L'état-major chercha alors des moyens pour parer aux menaces pesant conte la flotte ancrée sous Pointe-Lévy.

     

    LA CAPTURE DES PAYSANS DE POINTE-LÉVY

     

    Le 24 juillet, le major Dalling, à la tête d'un détachement d'infanterie, reçut l'ordre de se rendre à Saint-Henri pour ramener les paysans qui s'y étaient réfugiés. L'église de Saint-Henri se trouvait à 14 kilomètres dans les terres. Le lendemain, Dalling était de retour au camp de Pointe-Lévy pour rendre compte de sa mission. Ses hommes avaient capturé le curé Youville­-Dufrost, ainsi que 287 paroissiens, soit 54 hommes en état de porter les armes, 64 femmes et 169 enfants. Dalling ramenait également 300 têtes de bétail, chevaux, vaches et moutons. L'historien Joseph-Edmond Roy raconte qu'après avoir reçu dans sa tente une délégation du village, le général Moncton ordonna le transfert des prisonniers à bord de deux navires marchands que l'amiral Saunders avait fait mouiller devant les vaisseaux.[5] 

     

    DES BOUCLIERS HUMAINS

     

    Dans la nuit du 26 juillet, profitant du courant de la marée baissante, les défenseurs cherchè­rent à incendier la flotte anglaise une seconde fois. Ce fut un autre échec. Les assiégeants répondirent par l'envoi d'un émissaire porteur du message suivant. "Si l'ennemi tente d'envoyer d'autres radeaux à feu, ces derniers seront dirigés vers deux navires particuliers à bord desquels se trouvent tous les Canadiens et d'autres prisonniers, de sorte qu'il périront à cause de telles initiatives .’’[6] 

    L'objet de cette tactique anglaise était donc de protéger l'équipement militaire naval à l'aide de boucliers humains.

     

    LA VICTOIRE ANGLAISE

     

    La bataille des Plaines d'Abraham eut lieu le 13 septembre 1759. L'armée anglaise com­mandée par le général Wolfe gagna rapidement le combat contre les troupes françaises du général Montcalm. Les deux généraux furent mortellement blessés. Cinq jours plus tard, le général Townshend acceptait la capitulation de Québec.

     

    LIBÉRATION DES OTAGES ET FRATERNISATION

     

    Les paysans de Pointe-Lévy furent libérés dans les jours qui suivirent la capitulation de Québec. L'époque des moissons était avancée. Le lieutenant Knox raconte que les soldats anglais allèrent aux champs prêter main-forte aux paysans. "Ils partageaient non seulement leurs provisions avec les malheureux Canadiens, mais également leur petite allocation de rhum: aujourd'hui, j'ai vu vingt de nos hommes assister ces pauvres gens pour couper et arracher leur maïs; ... j'ai été vers eux, et j'ai demandé aux soldats ce qu'ils obtiendraient pour leur travail. Ils répondirent qu'ils ne demandaient rien, et que ce qu'ils faisaient était par mesure de bonne volonté à l'égard de ces pauvres gens qui avaient maintenant si peu de choses pour eux-mêmes. Un d'entre d'eux ajouta: " Ce serait criminel de prendre quelque chose de ces pauvres diables qui en ont déjà assez perdu'’’’.  La barrière des races était tombée, du moins pour la période des récoltes.

     

    LECONS D’HUMANITÉ

     

    L'utilisation de boucliers humains en vue de protéger des équipements militaires stratégiques est une tactique que les conventions internationales semblaient avoir bannie depuis long­temps. Les conflits armés récents où furent impliquées les forces des Nations Unies ont fait renaître de telles tactiques. Lors d'un conflit au Canada en 1759, notre pays a vécu une situation où des citoyens ont été utilisés comme boucliers humains. Plusieurs résidents de l'actuelle ville de Lévis comptent parmi leurs ancêtres des personnes qui ont servi de boucliers humains. A l'automne de 1759, l'esprit d'humanité dont firent preuve plusieurs soldats anglais à l'égard des habitants de Pointe-Lévy est un exemple de don et de partage qui a été oublié.

     

        

     


    [1] Knox, J. The Siege of Quebec, Pendragon House of Mississauga, 1980, p. 128 (traduction libre)

    [2] Définition selon Jules Lecompte en 1835 - Brûlot: bâtiment incendiaire; toute espèce de navire ou d'embarcation est propre à faire un brûlot. Ce sont quelquefois de grands navires, jusqu'à des frégates, quelquefois aussi de simples bateaux ou des chaloupes. En général on n'emploie, pour faire des brûlots, que de vieux bâtiments qui offrent un double avantage, celui d'entraîner une perte moins réelle, et ensuite d'être plus facilement brisés lorsqu'éclate l'explosion qui jette au loin leurs débris. - Les brûlots sont destinés à être dirigés sur des navires ennemis, et à les envelopper dans leur explosion, en s'attachant à eux. - Les courants, la houle, les vents, tout est combiné et étudié pour ce résultat. - La cale d'un brûlot reçoit la poudre en quantité proportionnée avec l’importance du dommage sur lequel on calcule; on y ajoute des artifices; sa mâture est encombrée de vieux cordages trempés dans des matières inflammables, des grappins sont suspendus aux vergues, de manière à ce que le bâtiment incendiaire s'attache plus complètement à l'ennemi, dans la mâture duquel s'embarrassent les grappins. Des flots de térébenthine arrosent ensuite le brûlot pour que l'incendie se propage au même instant sur tous les points. - Des bombes sont dispersées çà et là. - Une foule d'artifices appropriés à ces destructives missions, et connus sous les désignations de saucissons, fagots, rubans de feu, panaches, barils ardents, etc, sont placés à des points calculés; le brûlot, garni de cette façon, est lancé vers l'ennemi qu'il doit embraser. Parfois deux ou trois hommes se dévouent pour le diriger, avec de faibles chances d'échapper à la foudroyante explosion qu'il couve. - L'heure de l'embrasement est calculée; quelquefois, une grossière horloge, placée dans un endroit calculé, fixe, à l'aide de combinaisons étudiées, le moment où le feu sera en contact avec les matières inflammables. C'est la nuit que se pratiquent toujours ces effroyables tentatives, car en plein jour, l'aspect d'un semblable navire en révélerait trop facilement l'espèce à l'ennemi. (Dic­tionnaire de Marine - réédition de l'édition de 1835, Jules Lecompte, Éditions de l'Estran, Bannales, 1982). 

     

    [3] Ce détachement qui comptait environ 60 miliciens assistés de quelques Amérindiens avait pris l'avant-garde en embuscade à l'est de l'église de Pointe-Lévy (Voir Roy, J.-E., Histoire de la Seigneurie de Lauzon, p. 278). Officiers de la Pointe-Lévy en 1760: Jean Dumay (Demers), major; Jean Charest père, aide-major; Baptiste Carrier, capitaine; François Bourassa, 2e capitaine; Joseph Carrier, lieutenant; Étienne Begin, enseigne; André Carrier, enseigne; Joseph Samson, sergent; Ambroise Samson, sergent; Charles Carrier, sergent; Louis Cantin, sergent, Louis Guay, sergent (Voir Le Canada militaire, Claude de Bonnault dans Rapport de l'Archiviste, 1949-50/1950-51, p. 317). 

     

    [4] Il s'agit de l'Anse-des-Sauvages (Indian Cove ou Guilmour Cove). Voir le commen­taire de J.-E. Roy concernant la toponymie dans Histoire de la Seigneurie de Lauzon, vol. 1, p. 6. Il semble que l'endroit était aussi désigné par le nom d'un résident, "Jean Guay",  (également ''chez Jean Guay'') jadis aubergiste au centre de l'anse - voir Augustin Labadie dans J.-Ed. Roy, Histoire de la Seigneurie de Lauzon, vol. 3, p. 407. 

    [5] J.-Ed. Roy, Histoire de la Seigneurie de Lauzon, vol. 2, p. 302 

    [6] Knox, J. The Siege of Quebec, p. 153


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  • LE SYSTEME DE COMMUNICATION OPTIQUE DE L’ANCIEN CANADA *  

     

    Par Yvan-M. Roy

    La Seigneurie de Lauzon, Vol. 35, Automne 1989.

     

    Au début des années 1700, les autorités du gouvernement canadien prenaient chaque année des mesures pour connaître d'avance la nationalité des navi­res qui entreprenaient la remontée du fleuve Saint-Laurent. Des décou­vreurs postés loin en aval de Québec devaient identifier les navires et avertir la capitale en cas d'invasion maritime.

    Les signaux et les feux

    A la fin de chaque saison de navigation, le gouverneur du Canada prévenait le ministre de la Marine des signaux que devaient montrer chaque commandant de navire au cours de la saison suivante. A l'automne 1711, le gou­verneur Vaudreuil écrivit donc au ministre la recommandation suivante: "J'ay l'honneur de joindre icy, Monseigneur, des signaux que je vous prie d'ordonner aux bâtiments qui viendront en ce pays l'année prochaine... C'est, Monseigneur, de mettre un pavillon rouge au mât de perroquet d'avant et de tirer un coup de canon de temps en temps, quand ils seront dans les lieux où nos découvreurs ont coutume d'être..." (1).

    Les découvreurs étaient généralement postés à l'Ile Verte, une localité de la rive droite à plus de 200 kilomètres en aval de Québec. En cas d'aler­te, un courrier devait gagner la capitale pour porter la nouvelle. Les autorités trouvèrent qu'au moyen de feux, la nouvelle serait transmise plus rapidement encore. Ce sont des événements survenus en 1744, en 1759 et en 1776 qui nous ont permis de constater l'originalité du sys­tème.

    La guerre de succession d'Autriche

    En 1744, le Canada était menacé d'invasion à l'occasion de la guerre qui opposait les souverains européens sur la question de la succession au trône d'Autriche. Les habitants de nombreux villages de la Côte-du-Sud furent gardés sur un pied d'alerte. Le 27 juillet, le système de commu­nication fut activé... par erreur. La méprise fut inscrite dans les re­gistres officiels sous les termes suivants: "A minuit, il y a eu une fausse alarme sur la venue d'une flotte anglaise. Les feux qui avaient été donnés pour signaux ont été allumés par méprise par un faux feux qui parut au Cap St-Ignace" (2).

    * Ce texte a été rédigé à la demande du docteur Pierre-André Bélanger, professeur à la faculté des Sciences de l'Université Laval, pour ser­vir dans le cadre du cours FIBRES OPTIQUES donné à la session d'au­tomne 1989.

     

    La guerre de la Conquête anglaise

    Au cours de la guerre de Sept Ans, les Anglais entreprirent à nouveau de conquérir le Canada. Le projet d'invasion maritime se concrétisa au printemps de 1759. Un blocus du fleuve fut établi à partir du mois de mai. Le 19 juin, à bord du "Good Will", le capitaine John Knox fai­sait route entre le Bic et l'Ile-aux-Coudres. Il écrivit dans son jour­nal de campagne les principaux événements du jour dont ce qui suit à propos des feux de communication: "We see large signal-fires everywhere before us; Mr Durell's squadron, and the island of Coudre are just dis­cernable" (3).

    Les écrits français de cette époque nous permettent de constater que les feux de la Côte-du-Sud étaient activés tous les soirs pour signaler la progression de l'ennemi: "Le 24, à minuit, on alluma des signaux à la Pointe-Lévy pour annoncer l'approche de l'ennemi, et les canons de la ville répétèrent le signal" (4). Deux courriers vinrent confirmer le jour même les avis des signaux (5). Le village de la Pointe-Lévy, devant la ville de Québec, était le dernier maillon de la chaîne des feux.

    La flotte anglaise commença à faire relâche entre Pointe-Lévy et Saint-Laurent le 26 juin. Partie le 4 juin de Louisbourg, elle totalisait plus de 150 navires. Pour les observateurs en poste à la Pointe-Lévy, c'était une véritable forêt de mâts, du jamais vu. A bord du "Good Will", le capi­taine Knox observait à la lunette et décrivait ce qu'il voyait: "The country people, on the south shore, are removing their effects in carts, and conducting them, under escorts of armed men, to a greater distance" (7).

    Ceci indique qu'à peine les cendres des feux refroidies, les villageois de la Côte-du-Sud cherchaient le salut dans l'exil. Le 27 juin, un violent orage se déclara sur la fin de l'après-midi. Plusieurs navires anglais furent sérieusement endommagés. Un écrit français nous a permis d'iden­tifier le responsable des communications pour la localité de Pointe-Lévy: "A 7 heures  du soir, nous apprenons par un homme envoyé par Baptiste Carié qu'un vaisseau anglais avait échoué sur l'Isle d'Orléans à 4 heures pendant l'orage" (8). Les documents d'époque révèlent que Jean-Baptiste Carrier avait, en 1759, le grade de capitaine et qu'il commandait la com­pagnie de milice de Saint-Joseph-de-la-Pointe-de-Lévy (9). C'est donc cet officier du corps de la milice canadienne qui avait en dernier lieu la responsabilité de faire transmettre à Québec les signaux qui prove­naient d'en bas sur le Saint-Laurent (10).

    La guerre de la Révolution américaine

    Quinze ans s'étaient à peine écoulés depuis la chute de Québec lorsque survint, à l'automne de 1775, une autre invasion du Canada, cette fois par les troupes du Congrès de Philadelphie. Le 31 décembre, l'assaut donné contre la capitale fut repoussé. Durant l'hiver de 1776, les trou­pes américaines poursuivirent le siège de la ville. Les Canadiens des campagnes n'avaient pas voulu s'engager ni pour la cause du roi d'Angle­terre, ni pour celle des colonies rebelles. Au printemps de 1776, le commandement américain voulut être averti du moment où les premiers na­vires anglais chercheraient à remonter le fleuve après le départ des glaces. L'ordre fut donné aux officiers de la milice canadienne des villages de la Côte-du-Sud de faire bâtir des feux et de rétablir l'an­cien système de communication. Dans les premiers jours de mai, la "Surprise", l'"Isis" et le "Martin" remontaient le fleuve pour porter secours à la capitale. Les Canadiens allumèrent les feux pour trans­mettre la nouvelle aux Américains. Le siège fut levé. Par la suite, le gouverneur Carleton ordonna la tenue d'une enquête pour connaître le détail des agissements des Canadiens durant le séjour des Américains. Au début du mois de juillet suivant, les commissaires Baby, Taschereau et Williams parcouraient les paroisses du gouvernement de Québec. Le procès-verbal de l'enquête est révélateur quant aux localités où ces feux étaient bâtis, aux personnes qui en avaient la charge, ainsi qu'au nombre de feux érigés à chaque endroit (11):

    "(Saint-Michel) - Cette paroisse a été généralement opposée aux ordres du Roy et affectionnée au parti des rebels.

    N.B.   On alluma trois feux dans cette paroisse pour le signal que les bâtiments montaient" (1776.07.07).

    "(Saint-Vallier) - Le dit Pierre Bouchard a eu la bassesse de faire com­mander par ordre des rebels aux habitants vers la fin d'avril dernier d'apporter du bois pour faire trois feux qui devaient servir de signal aux rebels pour les prévenir s'il montait des vaisseaux. Il a aussi commandé trois hommes armés par jour pour en être les gardiens pen­dant quatre ou cinq jours. Il n'y en a eu qu'un d'allumé et consumé" (1776.07.08)

    "(Berthier) - C'est lui (Joseph Morency) qui a commandé pour faire les feux qui servaient de signaux; presque tous les habitants de cette paroisse ont fait et gardé les dits feux" (1776.07.08)

    "(Saint-Jean-Port-Joly) - Les feux ont été faits et gardés par le comman­dement du capitaine Chouinard" (1776.07.12)

    "(Saint-Roch) - Par ordre du sieur Clément Gosselin (12), la paroisse a fait trois feux pour servir de signal aux rebels à l'occasion des vais­seaux" (1776.07.13)

    "(Rivière-Ouelle) - Mais (l'aide-major Pierre Boucher) a eu la faiblesse, après cette (bonne) conduite, de commander par ordre des rebels soit en corvée ou pour les feux... les feux ont été faits et gardés par ordre de Bazil Dubé comme dans les autres paroisses" (1776.07.14)

     

    5

    "(Kamouraska) - Il (le capitaine Alexandre Dionne) a fait faire des feux servant de signal. Nous avons cassé Benjamin Michaud, capitane de la se­conde compagnie, pour avoir fait faire et garder les feux de son dis­trict" (1776.07.16).

    Il aurait été intéressant que le procès-verbal ait pu contenir des infor­mations permettant de découvrir ce qu'était le code des signaux. Ce type d'information n'intéressait probablement pas la justice. Nous pouvons penser que le nombre de feux, l'ordre et les délais dans lesquels ils étaient allumés pouvaient avoir une certaine importance.

    Conclusion

    Au Canada, le développement des communications par signalisation optique n'est pas un phénomène nouveau. Déjà au XVIIIe siècle, les dirigeants canadiens avaient établi en aval de la capitale du pays une chaîne de feux pour servir à communiquer l'arrivée de navires ennemis. Dans chaque paroisse de la Côte-du-Sud, les feux, au nombre de trois, étaient montés et gardés sous le commandement du capitaine de la milice locale. C'est ce dernier qui était le responsable de la transmission des signaux. La Côte-du-Sud comptait alors 13 compagnies de milice établies sur la rive du fleuve entre l'Ile Verte et Pointe-Lévy, dernier maillon de la chaîne des feux. Le temps de transmission était légèrement supérieur à deux heures. Ainsi, chaque soir pendant la saison de navigation, dans chacun des villages, une garde veillait et attendait le signal de l'alarme (13). Au Château Saint-Louis à Québec, c'est à minuit, au changement de la garde, que les sentinelles devaient porter leurs regards du côté de la Pointe-Lévy afin de capter le signal des feux. Les événements survenus dans le gou­vernement de Québec en 1744, 1759 et 1776 ont indiqué l'existence d'un système de communication optique qui servait alors à assurer la défense du Canada.

     

    Bibliographie et notes explicatives  

    (1)               Roy, P.G., Rapport de l'Archiviste du Québec, 1946-47, p. 460, M. de Vaudreuil au Ministre.

    (2)               Roy, J.E., Histoire de la Seigneurie de Lauzon, Mercier éd., Lévis, 1898, vol. 2, p. 178, et Jugements du Conseil Souverain, vol. 28, p. 68.

    (3)               Knox, J., The Siege of Quebec, Pendragon House, Mississauga 1980, p. 125.

    (4)               Ci-haut, note 2, p. 268, et Documents de Paris, Collection New York, vol. X, p. 994.

    (5)               Ci-haut, note 2, p. 268, et Journal de Malartic, p. 235.


     

     

    (6)                   Ci-haut, note 3, pp. 120-121.

    (7)                   Ci-haut, note 3, p. 128.

    (8)                   "Journal (anonyme) du siège de Québec", Roy, P.G., Rapport de  l'Archiviste du Québec, 1920-21, p. 156.

    (9)                   "Le Canada militaire", Roy, A., Rapport de l'Archiviste du Québec, 1949-51, p. 317.

    (10)           Parvenue au quartier général, l'information était alors analysée, puis, selon son importance, transmise par la voie d'un "messager par eau" à ceux qui assuraient la défense des autres fronts. Ainsi parvint, le 17 juin 1759, au commandement du lac Champlain, cette nouvelle relatant les événements survenus à Québec entre le 3 et le 8 juin 1759: "Dans l'instant arrive un courrier de St-Barnabé. Il nous apprend que la frégate annoncée le 27 may est restée mouil­lée au haut de l'Isle du Bic, que le 28 dans le cours de la journée il a paru 2 navires, 1 frégate, un sénault et une goglette, que la frégate a mis pavillon bleu avec croix rouge et blanche. Mr Cadet présume que ce pourrait être son corsaire la "Victoire" qui devait convoyer les vivres, mais il y a plus d'apparence que ce soit des Anglais" - "Journal militaire tenu par Nicolas Renaud d'Avène des Méloizes", Roy, P.G., Rapport de l'Archiviste du Québec, 1928-29, p. 36.

    (11)             Roy, P.G., Rapport de l'Archiviste du Québec, 1927-28, pp. 473 à 499, et 1929-30, pp. 138-140.

    (12)             Clément Gosselin rejoindra les rangs de l'armée américaine; à la fin des hostilités, il détiendra le grade de major, ayant pris part à plusieurs des batailles héroïques de la révolution.

    (13)           André Carrier, sergent de milice en 1759, fut à notre avis le res­ponsable chargé de veiller à la réception des signaux pour la Pointe-Lévy. La terre des premiers Carrier à la Pointe-de-la­Martinière présente un point de vue permettant de voir jusqu'au Cap Saint-Ignace, soit bien au-delà de Beaumont, Saint-Michel, Saint-Vallier, Berthier et Saint-Thomas de Montmagny. Cette terre porte le numéro 15v dans le terrier établi par Léon Roy. Ci-haut, note 9, p. 318, et Roy, L., Les premiers colons de la  rive sud du Saint-Laurent, de Berthier (en bas) à Saint-Nicolas, Société d'histoire régionale de Lévis, Lévis 1984, pp. 48-49.

     

     


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    Jean Carrier, maître canotier de Pointe-Lévy, et les « bateaux plats » au temps de la Nouvelle-France

     

     

    Par Yvan-M. Roy

     

    (Publié dans La Seigneurie de Lauzon, Automne 2010, No 119)

     

    Il y aura bientôt 150 ans, Philippe Aubert de Gaspé et Louis Fréchette ont inscrit dans la légende le nom d’Edouard Baron, maître canotier à Pointe-Lévy. Puis Joseph-Edmond Roy ajoutait ceux de Guillaume Couture et de Michel Lecours. Aujourd’hui, on se souvient des Normand, Lachance, Bégin et Anderson, des canotiers qui, pour le plaisir du sport, se sont illustrés lors des courses en canot à glace entre Québec et Lévis. Mais qui se souvient de Jean Carrier? Il y a 250 ans, ce canotier avait occupé la fonction de « patron de chaloupe » et de « messager du Roy » pour l’intendant et le général[1][1] des armées. Les lignes qui suivent viendront rappeler le souvenir de ce canotier, présenter l’embarcation qu’il devait commander et révéler le rôle important que les canotiers de Pointe-Lévy ont joué dans la découverte, les communications et la défense de l’ancien Canada.

     

    « Patron de chaloupe » et « messager du Roy »

    Dès son entrée en fonction en 1731, l’intendant Gilles Hocquart veut améliorer les communications terrestres le long du Saint-Laurent. Puis, en 1733, par une commission donnée à Jean Carrier, il confère un statut officiel à celui dont la fonction est de transporter sur le fleuve les principaux officiers du pays et de maintenir les lignes de communication entre les places fortes à l’intérieur du pays :   « A tous ceux qui sur la présente lettre verront salut, nous faisons savoir, qu’étant nécessaire de nommer une personne vigilante, intègre, au fait de la navigation en canot pour servir de patron de chaloupe lorsque M. le Général ou nous aurons à monter à Montréal ou que nous descendrons à Québec comme aussi pour servir en qualité de messager du roy par eau pour porter les dépêches de Monseigneur le Général et les nôtres dans les différents lieux de l’étendue de cette rivière, et sur la connaissance que nous avons de l’expérience du Sr. Jean Carrier qui s’est acquitté jusqu’à présent de ces fonctions à notre pleine satisfaction et celle de nos prédécesseurs, le tout avec probité et zèle pour le service du roy. Nous l’avons établi et établissons par ces présentes Patron de chaloupe et Messager du Roy par eau pour en ladite qualité conduire les canots du Roy toutes les fois que M. le Général ou nous monterons à Montréal ou que nous en descendrons, et pour porter nos dépêches en canot aux dits lieux et partout ailleurs ou il lui sera ordonné par Mons. Le Général ou par nous, et pour jouir par ledit Carrier dudit emploi aux mêmes droits et prérogatives dont jouissent les Patrons de Chaloupe des Vaisseaux du Roy en France à titre d’officier marinier et aux émoluments qui seront par nous réglés pour chaque voyage. Nous demandons à tous les capitaines et officiers de milice des côtes et à tous les maîtres qu’il appartiendra de le reconnaître en cette qualité et de lui faire prêter toute assistance qu’il en a besoin, et pour l’exécution des ordres et commissions dont il sera chargé. En foi de quoi nous avons signé ces présentes et fait contresigner par notre secrétaire, et y avons fait apposer le cachet de nos armoiries. Fait et donné à Québec en notre hôtel le vingt deux avril 1733. »                                                          

    Gilles Hocquart, Intendant du Roy

     

     

     Chaloupe, canot et bateau plat

    Le Dictionnaire pittoresque de marine  de Jules Lecomte (1835) différencie la chaloupe du canot, la première étant la plus forte embarcation que porte un navire, utilisée pour le transport lourd, le canot, plus étroit, servant à établir les communications entre les bâtiments ou avec la terre. Chaloupe et canot sont construits en bois, les membrures courbées se rejoignant à la quille. Tous les deux vont à la voile ou à l’aviron. La chaloupe et le canot se prêtent plus ou moins bien pour toucher terre ou passer des rapides parce que la quille augmente le tirant d’eau. Le bateau plat n’a pas de quille. En 1671, le gouverneur Rémy de Courcelles se rend au lac Ontario en bateau plat. En 1673, Frontenac l’imite avec « deux grands bateaux » à fond plat armés de canons et peints de couleurs inusitées afin de frapper l’imagination des ambassadeurs iroquois venus à Kataraqui (Kingston) pour discuter de paix. En 1752, parti de Québec pour inspecter les forts du lac Champlain, l’ingénieur Louis Franquet fait une description complète et colorée du grand bateau plat que l’intendant Bigot avait mis à sa disposition :

     

    « Ce bateau est plat, peut porter environ huit milliers pesant (4 tonneaux). Dans son milieu est un espace de 5 à 6 pieds en carré, contourné de bancs, garni de coussins bleus, avec des rideaux sur les côtés et couvert d’un tendelet de même couleur au moyen de quoi on s’y trouve confortablement à l’abri du soleil, et même de la pluye. Il était armé de onze rameurs et de deux conducteurs, tous habitants de la Pointe de Lévy, et il y avait un mât propre à porter la voile même un hunier au besoin; d’ailleurs, il était pourvu de vivres, de vin et d’eau-de-vie par les ordres de M. l’Intendant et même d’argent pour faire face aux dépenses journalières du voyage. »

     

    En 1985, la découverte d’un grand bateau plat

    En février 1985, l’excavation précédant la construction du Musée de la civilisation de Québec a permis de découvrir les vestiges d’un grand bateau plat, pointu aux deux extrémités, sans quille, aux formes et dimensions correspondant à celui décrit par l’ingénieur Franquet, soit 35 pieds sur 6 pieds (10,7 mètres  sur 1,83 mètre). À l’époque coloniale, des milliers de bateaux plats ont sillonné les grandes rivières du continent nord-américain. Dans le bassin du Mississippi, le terme français « batteau » sert encore aujourd’hui pour désigner divers types d’embarcations à fond plat. Au Québec, la chaloupe de type « Verchère » s’apparente au grand bateau plat, mais les dimensions sont réduites de moitié. 

     

    Jean Carrier

    En 1733, il y a à Pointe-Lévy deux personnes du nom de Jean Carrier : Jean Carrier II (1682-1749) et Jean Carrier III (1706-1754), descendants de Jean Carrier I (1640-1716) et de Barbe Hallé (1645-1696). Jean Carrier de la deuxième génération a 52 ans et son fils, 28. Selon toute probabilité, c’est Jean Carrier II qui, vu son expérience, reçoit la commission de l’intendant. En 1702, il s’était engagé comme « voyageur » pour la Compagnie de la Colonie (greffe de Chambalon). En 1705, il s’était marié avec Jeanne Samson et, quatre ans plus tard, avait acheté la terre qu’avait précédemment occupée son beau-père Jacques Samson, à la pointe des Pères (aujourd’hui Bienville), directement sous la vue de Québec, à quelque distance au sud-ouest du « trou Jolliet » et de l’église de Pointe-Lévy. Dans son ordonnance, l’intendant Hocquart a bien spécifié ceci : « […] et sur la connaissance que nous avons de l’expérience du Sr. Jean Carrier qui s’est acquitté jusqu’à présent de ces fonctions à notre pleine satisfaction et celle de nos prédécesseurs ».

     

    Un événement marquant, l’attaque de Québec en 1690.

    L’événement le plus marquant survenu dans l’enfance de Jean Carrier se produit en octobre 1690 lors de l’attaque de Québec par Sir William Phips, gouverneur de Boston. L’on y trouve la raison principale expliquant pourquoi les dirigeants du pays avaient recours à l’expertise des canotiers de Pointe-Lévy. Au début d’octobre 1690, le gouverneur Frontenac se trouve à Montréal pour préparer l’hivernement des troupes coloniales. En son absence, le major Prévost, qui assure la défense de Québec, apprend qu’une flotte anglaise composée d’une trentaine de navires a quitté Boston avec l’intention d’attaquer Québec. Sans tarder, Prévost écrit, le 7 octobre, un message qu’il fait porter à Frontenac par le moyen d’un canot. Trois jours plus tard, Frontenac reçoit le message et n’y porte pas plus d’empressement qu’il ne faut. Mais le lendemain, un second canot, de nouveau envoyé par Prévost, lui apporte l’information selon laquelle la flotte ennemie est rendue à Tadoussac et qu’elle menace de se trouver devant la ville sous peu.

     

    Frontenac donne alors l’ordre au gouverneur de Montréal de laisser un minimum de troupes pour défendre Montréal, de prendre des bateaux plats et de descendre à Québec avec le plus de soldats et de miliciens qu’il peut rassembler le long des côtes en cours de route. Le 15 octobre, Phips jette l’ancre devant Québec. Le jour suivant, il envoie un messager pour proposer la capitulation. Frontenac, qui est de retour, répond à l’émissaire : « Je n’ai point de réponse à faire à votre général que par la bouche de mes canons et à coups de fusil. »

     

    Frontenac donne des ordres formels aux capitaines des milices de Beaupré, d’Orléans, de Beauport et de Pointe-Lévy. Ils doivent rester dans leurs localités, suivre la flotte ennemie sur la rive en tout temps et s’opposer par les armes à tout débarquement, ce qu’ils font. Le 18 octobre, Phips ordonne un débarquement à Beauport et se met à bombarder la basse-ville à partir des vaisseaux. L’attaque se termine par un échec. Avant de retrourner à Boston, Phips veut proposer un échange de prisonniers. Il a à son bord la famille de Louis Jolliet, qu’il a capturée près de Tadoussac. Frontenac prévient Phips qu’il ferait un mauvais parti à tout nouvel émissaire. Phips jette l’ancre dans la grande anse derrière la Pointe-Lévy (aujourd’hui Anse Guilmour) où ses navires se trouvent cachés à la vue de Québec. Il fait alors débarquer une prisonnière, Marie Couillard-Bissot, belle-mère de Jolliet, pour qu’elle porte une proposition à Frontenac. En ce temps là, Guillaume Couture commande encore les miliciens de Pointe-Lévy. C’est lui qui, en 1648, avait construit la maison de ses voisins, les Couillard-Bissot. C’est probablement Couture qui réquisitionne canots et canotiers pour permettre à Marie Couillard de traverser le fleuve pour déposer devant Frontenac la proposition de Phips.

     

    Frontenac charge alors La Vallière, capitaine de ses gardes, de se rendre à terre à proximité de l’endroit où l’amiral a jeté l’ancre. Phips libère 18 prisonniers, Frontenac en fait autant. Les sources indiquent que La Vallière rentre à Québec le jour après l’échange. Lorsque tout est terminé et que les bateaux ennemis ont quitté Pointe-Lévy, la population a-t-elle célébré la victoire en compagnie des capitaines Couture et La Vallière? Certains auteurs soutiennent qu’en 1663, La Vallière a accompagné Couture quand le gouverneur d’Avaugour lui avait confié le commandement de 44 canots pour aller à la découverte de la baie d’Hudson. À l’époque des événements de 1690, Jean Carrier, alors âgé de huit ans, vit avec sa famille sur la dernière terre qui ferme la grande anse où a eu lieu l’échange de prisonniers (aujourd’hui Pointe-de-la-Martinière). Trois arpents à l’ouest, on retrouve Michel Lecours, « un grand voyageur… il accompagna les troupes dans presque toutes les expéditions contre les Iroquois » . Michel Lecours est sans aucun doute le premier maître qui a introduit le jeune Carrier au métier de canotier « voyageur ».

     

    La carte de Villeneuve de 1694

    En 1694, l’ingénieur Robert de Villeneuve publie à Paris une carte servant à interpréter l’attaque de 1690. Dans le bassin de Québec, la carte fait voir 34 navires. Autour du bassin, Villeneuve a inscrit le nom de plusieurs censitaires. À Pointe-Lévy, il a inscrit trois noms, soit ceux de Louis Bégin, de Jacques Samson et de Pierre Loiseau, ce qui permet d’avancer que ces derniers ont joué un rôle lors des événements, possiblement dans l’affaire des deux canots envoyés à Montréal par le major Prévost pour prévenir Frontenac de l’imminence de l’attaque anglaise contre Québec.

     

    Au service de la science

    Le naturaliste suédois Peter Kalm séjourne au Canada en 1749. Il demeure à Québec environ 40 jours. Voici un extrait de l’état des dépenses faites par l’intendant François Bigot pour le transport de Peter Kalm :

    « Payé à divers habitants qui l’ont mené en canot… de Québec à la baye St-Paul…358 livres »

    « Payé à divers habitants qui l’ont conduit en canot de Québec à Montréal…180 livres ».

     

     

    La «  traverse » de Pointe-Lévy en 1754

    Le 17 juin 1754, une chaloupe chavire en pleine nuit dans le bassin de Québec, entre la Pointe-à-Carcy et Pointe-Lévy. Les naufragés invoquent Sainte-Anne. Deux jeunes filles se noient. Trois autres personnes sont secourues. Les rescapés font peindre une toile en « ex-voto » qu’ils vont porter au sanctuaire de Beaupré en reconnaissance pour faveur obtenue. Le peintre a illustré la scène : au centre du bassin se trouvent les naufragés; à l’avant-plan, la Pointe-à-Carcy; à gauche, Beauport; à l’arrière-plan, l’île d’Orléans; à droite, Pointe-Lévy, avec des bâtiments sur la terre seigneuriale, l’église, le « trou Jolliet » et la grève d’où Jean Carrier partait avec ses équipiers pour aller servir l’intendant ou le général  de l’armée. La toile reproduit « la traverse », où les canotiers de Pointe-Lévy ont exercé leur métier pendant plus de deux siècles.

     

    Canotiers, bateaux plats et autres guerres

     Le 24 juillet 1758, Michel Bégin, fils du capitaine de milice Etienne Bégin, petit-fils de Louis Bégin mentionné précédemment, se voit donner par le général Montcalm un certificat attestant qu’il a reçu, lors de la sortie des retranchements à Carillon (Ticonderoga, New York), un coup de fusil lui ayant fracassé l’humérus. La blessure fait de lui un héros tout en mettant fin à sa carrière de canotier. Montcalm lui donne 100 livres et la recommandation qui suit : « Je prie M. l’Intendant d’avoir tel égard qu’il jugera à propos pour gratifier ce Canadien. »

                                                                          

     Fin octobre 1775, le colonel Benedict Arnold fait ramasser tous les bateaux et canots qu’il peut à Pointe-Lévy pour traverser son détachement au nord, du côté de Québec. Seize ans auparavant, le général Wolfe avait utilisé de grands bateaux plats pour débarquer son armée à l’Anse-aux-Foulons, sous les plaines d’Abraham.

     

     Conclusion

     

    Ce bref aperçu nous révèle le lien de confiance que les dirigeants de l’ancien Canada éprouvaient envers les canotiers de Pointe-Lévy, les endroits où ils étaient appelés à transporter personnes et messages et les services rendus en temps de paix et lors de conflits. De plus, l’exercice rappelle l’utilité du « grand bateau plat », une embarcation tombée dans l’oubli, ayant deux fois les dimensions d’une chaloupe « Verchère » et dont l’usage était répandu sur les principales voies navigables du continent. Enfin, les documents d’époque indiquent que, pour le XVIIIe siècle, dans la légende des canotiers de Pointe-Lévy, le nom de Jean Carrier devrait être inscrit en lettres d’or avec ceux de Guillaume Couture, de Michel Lecours et d’Édouard Baron.

     

     

    Bibliographie :

    Hocquart, Gilles, Bibliothèque et archives nationales du Québec, O3Q-E1,S1,P2540.

    Bourget-Robitaille, Gaétane, Terrier de la seigneurie de Lauzon, Lévis, 2005.Dictionnaire biographique du Canada, [en ligne], www.biographhie.ca/index.

    Lecompte, Jules, Dictionnaire pittoresque de Marine, Paris 1835.

    Franquet, Louis, Voyages et mémoire sur le Canada, Québec, 1889.

    Myrand, Ernest, Sir William Phips devant Québec, Québec, 1893.

    Roy, J.-Edmond, Histoire de la Seigneurie de Lauzon, Lévis, 1895-1900.

    Roy, Léon, Les premiers colons de la rive sud du Saint-Laurent, Lévis, 1984.

    Roy, Pierre-Georges, La traverse entre Québec et Lévis, Lévis, 1942.

    Roy, Pierre-Georges, Les petites choses de notre histoire, Lévis, 1919.

    Sanguinet, M., L’invasion du Canada par les Bastonnois, Québec, 1975.

     


     


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